Lieux abandonnés


Création fort libre : reprendre un personnage déjà traité et s'inspirer d'un lieu abandonné méconnu de Belgique.


Le cimetière des voitures de Chatillon - Jeanne-Marie Hausman

Le cœur de Jheronimus se mit à battre plus fort. Un océan de tôles rouillées s’étale sous ses yeux écarquillés. « Si je m’attendais ! » Le jeune homme avance prudemment vers la clairière. L’ombre rassurante des grands arbres fait bientôt place à une trouée baignée par le soleil brûlant de l’été. Jheronimus palpe nerveusement sa poche revolver. Rassuré par le contact du smartphone, il prend le temps d’observer ce cimetière improbable, caché au fin fond de la forêt ardennaise. Il voit d’abord des centaines de véhicules d’un autre temps disposés les uns à côté des autres comme tombés du ciel. Le temps a fait son œuvre et les Simca, Coccinelle, Peugeot 404 et consorts ont toutes revêtu la couleur brunâtre du temps qui passe. Par ci par là, il peut apercevoir des éclats de verre scintiller dans les rayons du soleil. Mais plus une vitre, plus un pare-brise ou une lunette arrière qui ne soient entiers. Les pneus ont disparu, probablement enlevés et réchappés par le ferrailleur, et les jantes se sont enfoncées petit à petit dans le tapis moelleux du sous-bois. La mousse a grapillé du terrain et recouvre des toits, des capots, des portières.
Jheronimus tend l’oreille. Pas un bruit hormis le chant des oiseaux qui ne se préoccupent en rien de l’intrus. Il avance au milieu des carcasses et des fougères. Des branches mortes craquent sous ses pas et s’accordent au rythme des battements de son cœur. L’étudiant passe délicatement la main sur le toit de ces derniers témoins de l’âge d’or du pétrole. Sous sa paume, le granuleux du métal érodé et rouillé.
Brusquement un geai, dérangé dans sa recherche de vers, s’envole d’un battement d’aile sec et bruyant. Jhero s’arrête net, comme s’il venait de se réveiller d’un cauchemar. Il cligne deux fois des yeux, inspire profondément et sort de sa poche la lettre froissée. Sous ses doigts, il relit les mots découpés dans des journaux et assemblés maladroitement sur la feuille. Il ne connait rien du corbeau à part l’écriture nerveuse avec laquelle il a libellé l’enveloppe. Il frémit. Pourquoi a-t-il si promptement obéi à l’impératif du message anonyme ? Pourquoi avoir, avec tant d’empressement, décidé d’aller à l’encontre du désir le plus profond de sa mère de garder secrète l’identité de son père ? Pourquoi avoir donné plus de crédit à ces propos diffamatoires qu’au mutisme sévère de sa génitrice ? Il les relit à nouveau, ses yeux gris bleu embués. « Justice pour le père ! Ta mère est une meurtrière. Preuve dans les voitures éventrées de Chatillon. »


L'ancienne école vétérinaire d'Anderlecht - Sabine Mammerickx

1910
L’homme est bourru et taciturne. Ça tombe bien pour un concierge. Il doit en voir et en entendre au fil de ses patrouilles dans les couloirs du bâtiment. Les coups de gueule du directeur de l’école vétérinaire, les mesquineries entre professeurs, les crocs-en-jambe entre étudiants rivaux. Il voit et entend tout, mais il est muet comme une tombe. Cet endroit, c’est sa vie, il parcourt les moindres recoins de cette bâtisse de style renaissant qu’il connait comme sa poche. Il a connu les débordements de la Senne 10 ans plus tôt qui ont obligé ces ingénieurs du centre-ville à imaginer un réseau de caves voutées qu’il admire malgré lui. Son antre, son lieu de prédilection. Quand Estelle venait y jouer, petite, elle recevait une raclée de son beau-père. « T’as rien à faire là, la gamine, retourne dans les jupes de ta mère ». 

Estelle allait se réfugier dans le jardin de Léontine, le lieu où sa mère cultivait les pommes de terre, les betteraves et les navets qui seraient servis à tous les repas de la semaine. 

L’homme ne sait pas pourquoi il s’est encombré d’une femme, de surcroit enceinte de son ancien patron. Besoin d’une femme, dans un moment de faiblesse qu’il n’a pas fini de regretter. Les bonnes femmes, ça parle tout le temps, ça empêche de méditer. Voilà, des lieux hantés la semaine par des professeurs qui pètent plus haut que leur cul et ces étudiants qui croient tout savoir alors qu’ils ne savent rien, il préfère les caves et la salle où sont conservés les restes des animaux dans du formol. Que la petite n’essaie pas de lui gâcher sa solitude sinon c’est la raclée directe. Bon débarras, elle a maintenant marié un boucher de l’abattoir d’à-côté. Un bel abruti, celui-là, mais au moins elle ne vient plus jacasser dans ses oreilles.

1987
- Yoyo ?
- Mmmh.
- T’es toujours en vie ?
- Non, j’crois pas.
Penchée sur moi, mon kokotteur me tend une pinte de bière.
-  Prends ça, guérir le mal par le mal.
Aucune envie, mais docile, je suis le conseil de mon ainé et avale le breuvage amer sans plaisir.
Ça me revient. La veille, baptême des bleus, jusque 5h du mat. Gérald m’avait avertie : « Ma fille, tu aimes les chevaux, ce n’est pas une raison suffisante pour te taper 6 ans d’étude et des orgies à gogo. » Il croyait me faire peur, il n’a fait que renforcer mon envie de devenir vétérinaire des chevaux. Dans mon kot exigu de ce quartier d’Anderlecht, je n’ai pas la place de continuer à faire mes exercices de souplesse. Pas le temps non plus. Huit heures de cours par jour, la bouffe, puis les soirées entre bleus avec nos ainés qui veulent nous faire payer ce qu’ils ont enduré une année entière. Chacun son tour. Mon corps très souple est un avantage lorsque je dois ramper gueule en terre devant le comité de baptême. Je fais un geste pour me lever. Une vague odeur de vomi me saisit à la gorge. Je tombe en arrière sur ma couette. Non, trop la flemme. Je ne tarde pas à sombrer dans les limbes.


Le cimetière des voitures de Chatillon - Philippe d'Huart

« La Jeep Bombardier décapotable déboule à l’aube sur la Nationale 82 entre Arlon et Virton.
L’objectif du jour est Châtillon, près de Saint-Léger, où se trouve un cimetière de voiture époustouflant et mystérieux.
On est en automne, tôt le matin, le soleil se lève laissant le brouillard se dissiper. Les couleurs de la Gaume envoutante sont magnifiques à cette période. L’air est pur et respire bon. Le son du moteur fait écho dans les sinuosités de la route. Je suis au volant. Sur le siège passager, ma fille, une veste chaude et des bottines de marche. Nous nous laissons guider par notre GPS à travers ces routes de campagnes qui isolent de toute trace de vie.
Pour des raisons de discrétion, nous garons notre Willis pour continuer à pied.
Après avoir arpenté un terrain sinueux, nous nous retrouvons nez à nez avec une pléiade de véhicules, pêle-mêle, cohorte inextricable de carcasses immobilisées à jamais.
Un cimetière de carrosseries abandonnées et figées sous l’emprise d’une nature ardennaise luxuriante.
Sur le rebord d’un chemin, on aperçoit un petit monument improvisé près d’une vieille Ford Mustang des années 60 avec la photo d’une jeune femme.
Je suis retraité de l’armée de l’air. À la fin de la seconde guerre mondiale et par la suite, mon père, militaire et amateur de voitures, a rassemblé en ce lieu des tonnes de véhicules avec des camarades de fortune. Parfois les fêtes et les sorties étaient délirantes et dangereuses de par les rodéos de voitures et les compétitions entre jeunes ‘têtes brûlées’. Tu mis alors ta main sur la photo du monument insolite, la photo de ta grand-mère. Une émotion t’envahit. Le destin de ta grand-mère s’est joué ici lors d’une compétition de ‘gangs’. Ta grand-mère était une pilote chevronnée, lors d’une compétition improvisée, elle perdit le contrôle de sa voiture. Elle resta handicapée à vie de la jambe droite. Aujourd’hui, je commémore mes parents et la présence de leur petite-fille Lara » dit-il en touillant dans la salade qui annonce un bon repas familial. Un silence se fit. Il regarda sa fille.
« Tu es trop mignon, papa, quand tu touilles dans ton passé », reprit Lara amusée.
« À table ! » renchérit sa maman, Bénédicte.


La tour de refroidissement de Charleroi - Isabelle Slinckx

Thimo, 7 ans, fils unique de parents gentils et fumeurs. Je crois que je ne les aime pas vraiment, je m'ennuie avec eux. Manger, télé, chômage, télé, fiesta, télé. Moi je ne suis pas comme eux, j'ai de grands rêves. J'adore ça, vivre dans mes rêves. En fait, je suis tellement dans ma tête, parce que c'est bien plus chouette là-haut que dans leur monde tellement bas, qu'il paraît que les gens m'appellent l'autiste. Je n'ai pas bien compris si j'en suis vraiment un, j'ai été voir la définition donnée par Wikipédia mais ça vaut ce que ça vaut n'est-ce pas ? Et elle ne parlait pas de grands rêves, la définition de Wikipédia, donc à mon avis ce n'est pas juste. Et puis une fois, mes parents m'ont emmené voir des docteurs qui m'ont fait des examens et posé toutes sortes de questions. C'était drôle, ils ne savent pas alors que les autistes ne répondent généralement pas aux questions ? C'est ce que j'ai fait en tout cas, répondre aux questions, comme ça ils avaient de quoi réfléchir. Mais finalement ce n'était pas si drôle parce que je ne sais même pas ce qu'ils ont conclu, mes parents ne m'ont rien dit et évidemment, on ne m'a pas invité à écouter le diagnostic, comme ils disent. Mais ça m'est égal finalement parce que s'ils ne savent même pas que j'ai un grand rêve, ils sont vraiment trop nuls.
Mon grand rêve, j'ai trouvé un endroit super pour le réaliser, ce sera là, j'en suis sûr. Ils appellent ça une 'tour de refroidissement'. C'est beau, tout symétrique, toujours les mêmes motifs qui se répètent, jamais quelque chose d'imprévisible. Et puis c'est vraiment comme dans les vieux films de science-fiction. C'est à ça que je l'ai reconnue, la navette spatiale. Je crois qu'elle est comme dans un parking. Mais je sens qu'ils ne sont pas loin. Qui ça 'ils' ? Ben, les extraterrestres évidemment. On m'a souvent dit que j'en étais un. Et c'est vrai ! Ceux qui le disent sont tellement bêtes qu'ils ne se rendent même pas compte que c'est vrai. Alors je les attends, je sais qu'ils vont venir me chercher.

Commentaires

  1. Bonsoir Philippe,

    Je ne sais pas où vous allez (toi et tes compères) chercher toutes ses idées d'histoire et ce à partir de lieux abandonnés, c'est très spéciales comme histoires.
    J'ai moins bien aimé mais je trouve que c'est très bien écrit, bravo les pros.
    Bonne soirée,

    Bien à toi,
    Annie

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