Desmoitier en instantanés

Desmoitier, dans notre histoire, c'est le mort ! Mais on ne le connaît pas beaucoup. Quelques instantanés pour mieux le cerner…

 

Au Sanglier ardennais (1995) - Jeanne-Marie Hausman

Midi, bruits de casseroles qui s’entrechoquent, voix d’hommes qui s’interpellent par-dessus les sauces fumantes, le grill chauffé à blanc et les légumes prêts à être sautés, Géraud sourit. À 22 ans, le patron du « Sanglier ardennais » l’a nommé second de cuisine. Il sait que c’est une chance. Il vient de terminer son service militaire à Florennes et maintenant, il peut enfin réaliser son rêve. « Allez les gars, c’est bientôt le coup de feu, va falloir assurer sur le plat du jour et la nouvelle carte ! » Géraud aime ce sentiment de toute puissance qui s’empare de lui quand il dirige la brigade : les sens en éveil, la tête en feu, l’adrénaline qui l’électrise.
Quinze heures, le restaurant se calme peu à peu, les derniers clients s’attardent, sur les tables les reliefs du repas : quelques mies de pain, des tasses à café vides, des raviers de panacotta où s’attardent quelques traces de crème et de gelée de fruits rouges. « Desmoitiers ! Dans mon bureau ! » Géraud écrase sa clope et délace son tablier : « Tout de suite, chef. » Le patron du « Sanglier ardennais » est un homme rougeaux, épais, à l’accent flamand bien tranché. « Alors, on peut dire que j’ai eu le flair, Desmoitier ! Le nouveau carte a été appréciée par les clients. » Il tend un cigare cubain au jeune homme. « Un whisky, gamin ? » Géraud hoche la tête. Il glisse le cigare dans sa poche de poitrine et savoure la généreuse rasade offerte par le gros flamand. « Je crois qu’on va faire des grandes choses, kindje ! Dans dix ans, toi devenir patron du Sanglier, mon ami. » Desmoitier sourit, mais ne répond pas. Qu’est-ce qu’il imagine le vieux ? Un génie de la cuisine tel que lui, qui a compris que le pot-au-feu était hasbeen, que l’air du temps se déclamait en salades, papillotes et autres chinoiseries, un tel génie ne risque pas de moisir dans cette gargote de second plan.
Seize heures trente, Géraud flâne un peu. Dans moins de deux heures, les cuisines seront de nouveau en ébullition. L’euphorie ne l’a pas quitté et de temps en temps, il passe le cigare sous son nez, en hume les arômes balsamiques. Il se sent prédateur, puissant ! Soudain, des adolescents déboulent sur la place : les garçons en jeans over size, les filles le nombril à l’air dans des crop tops plutôt moulants. L’œil de Géraud est tout de suite attiré par l’une d’entre elles, blonde, bien roulée, l’œil canaille. Elle tient un garçon par la main et ils se dirigent en groupe vers le bar du coin. Installés avec d’autres jeunes à une table en terrasse, ils commandent des bières. La blonde roule des pelles à son boutonneux aux cheveux mi-longs, à l’allure grunge de ces ados qui ne se sont pas encore remis de la mort de Kurt Cobain. L’excitation monte dans le pantalon de Géraud. Cette fille, il la lui faut. D’ailleurs, elle vient de lui lancer un regard en coin. Il s’assied à une table un peu à l’écart et ouvre son cigare d’un coup de dents. Le serveur lui apporte le whisky qu’il a commandé. De là où il se trouve, il entend les jeunes rire, il comprend que le petit ami s’appelle Xavier. Il doit avoir seize ans à tout casser, songe-t-il. Par contre, la donzelle a l’air délurée et dans ces cas-là, l’âge importe peu. Il sourit à la jeune fille, prend son verre et s’approche des jeunes. Elle rit plus fort. Il leur parle du service militaire, leur explique le plaisir de tenir une arme, se la joue à la Rambo. « Mais c’est fini pour vous, dit-il aux garçons. Le service a été supprimé. Vous ne serez jamais des hommes. » Celui qui s’appelle Xavier se redresse : « On va quand même pas écouter ce vieux nous la jouer ancien combattant, les gars ! » Et toute l’assemblée de rire de bon cœur. Géraud se crispe. La blonde se lève, embrasse à pleine bouche son copain et se dirige vers les toilettes. Il lui semble qu’elle lui a jeté un regard. Cinq secondes plus tard, il se lève et la rejoint. Rapidement, il l’empoigne sans douceur, sans mot dire. Il a toujours aimé la chair fraiche, la cuisse ferme et les petits seins pointus. Son affaire faite, il reboutonne son pantalon et s’en va rejoindre sa brigade, le pied léger.
Dix-sept heures trente, Xavier Desmoulin découvre sa copine dans les toilettes pour dames. Elle ne dit rien, mais il a compris. À quinze ans, il se promet que toute sa vie durant il ne poursuivrait qu’un objectif : faire payer ce salaud !

Au Standard (1998) - Isabelle Slinckx

File sur le pont d’Ougrée et le long des quais de la Meuse. Vue sur containers et mastodontes sidérurgiques d’un autre temps. Mais ça ne concerne pas Luigi ce soir. Sourire. C’est comme ça quand on est une vedette ? Dépasser les files, ne pas avoir à se préoccuper de leurs petits embarras. Survoler le tout dans une limo comme si on appartenait au cercle des dieux.
Lui qui d’habitude est tellement sur le terrain, au sens premier, avec son club de foot. Il aime ça : la boue, les gars qui courent et suent, les grandes claques dans le dos, l’esprit d’équipe. C’est son milieu.
Mais un peu de luxe n’a jamais tué personne.
La loge VIP du stade, avec tout ce qu’il faut : fauteuils moelleux, écrans géants, lumières tamisées, tables décorées, coupes de bulles.
Il aperçoit Dutilleux, celui qui l’a invité, comme il invite les politiques liégeois (de son parti). Il parle fort, gesticule, éclate d’un rire bruyant et assuré devant sa cour.
‘Ah Luigi, te voilà, viens nous rejoindre, que je te présente’. Luigi avance d’un pas mal assuré vers le groupe, reçoit une tape amicale sur l’épaule.
‘Je vous présente un jeune homme très engagé dans le football local, entraîneur des jeunes au club de Seraing. Prometteur, populaire, apprécié de ses pupilles et efficace. Luigi Di Giorgio, un exemple pour tous : petit-fils de mineur immigré, fils de tenancier de café, il a continué à monter les échelons. Peut-être une recrue au grand potentiel ?’ achève l’homme politique avec un sourire charmeur qui met Luigi un peu mal à l‘aise. Quel est le prix à payer pour cette invitation ? Malgré tout,  ça fait plaisir de se sentir apprécié.

À la mi-temps, des zakouskis recherchés les attendent. Luigi est redescendu le premier, il voit un homme avec une toque de cuisinier s’affairer autour des tables. Il le salue : Luigi Di Giorgio, et vous ? Géraud Desmoitier, répond le chef, d’un regard scrutateur.
Avant qu’il n’ait l’occasion de se présenter davantage, Dutilleux entre. ‘Ah, vous vous êtes rencontrés. Luigi, voici un autre jeune très prometteur, mon restaurateur préféré, mon protégé, je suis sûr que vous vous entendriez bien. Bienvenue au club Luigi’.
 

Sur le yacht (2014) - François-Marie Gerard

-    Woaouw, quel super yacht !, s’extasie Jean Dupoil en montant sur le Fugio, le petit paradis de Desmoitier.
-    Bienvenue, petit, rayonne Desmoitier en l’enlaçant amicalement. Installe-toi. Il est encore un peu tôt pour prendre l’apéro. Tout le monde dort encore, surtout les nanas, mais viens, on va s’installer sur le ponton pour profiter de ce soleil matinal. Tu as bien fait de répondre à mon invitation. Tu es venu seul ? Pas encore une petite italienne ? Elles ne demandent que ça pourtant ! Un jeune gars comme toi, ça devrait leur plaire…
-    Pas trop le temps, entre le Nello’s et mes cours de perfectionnement par correspondance. C’est juste si j’ai le temps d’appeler une de mes sœurs.
-    Tes sœurs ? Ah, faudra que tu me les présentes ! Tu as des photos ?
-    Pas de Suzy, la plus jeune. Mais j’en ai une de l’autre, ma meilleure amie d’ailleurs !

Dupoil sort une photo de son portefeuille et la tend à Desmoitier. Il sait que celui-ci va s’extasier devant la beauté naturelle de Juliette, comme à chaque fois qu’il montre cette photo. Desmoitier saisit la photo et blêmit. En un instant, tout lui revient : l’émerveillement devant le sourire ravageur de cette fille, la pulsion irrépressible, la douce saisie de sa main pour l’emmener dans l’alcôve, le déferlement des sens sans aucune retenue, sans aucune considération pour cette garce qui n’était plus qu’un morceau de viande à trouer, l’arrivée de Di Giorgio qui en remet, les pleurs inaudibles, l’ivresse de cette violence inattendue, cette impossibilité inexpliquée d’éjaculer, ce retrait penaud et coupable, la honte obsédante, cette vaine tentative depuis lors d’oublier…
-    Euh, c’est ta sœur ?
-    Elle est belle, non ? Juliette doit tenir ça de sa mère, pas de son père ! C’est ma demi-sœur en fait ! Je ne suis pas sûr que je te la présenterais ! J’aurais bien trop peur pour elle, termine Jean en rigolant, sans s’être aperçu du teint livide de Desmoitier.
-    Je… je crois que je l’ai déjà rencontrée, il y a quelques mois. C’était lors d’une fête, chez le Ministre de la Justice, tu sais, Luigi Di Giorgio !
-    Luigi ? Mais c’est mon oncle ! Tu le connais ? Ça, c’est trop marrant. Je me souviens très bien de cette fête. J’avais demandé à Juliette de m’accompagner. À peine arrivés, Luigi m’a pris à part et m’a parlé de ce boulot à Baratti. Il m’a dit que c’était dans la poche, m’a demandé de porter un colis chez un ami m’assurant qu’il veillerait sur Juliette comme si elle était sa nièce… Je revois Luigi la rejoindre avec un large sourire.
-    Euh, oui, c’est possible. Je l’ai vue de loin avec Di Giorgio. Très belle en effet. Mais après, je ne l’ai plus vue… À l’occasion, il faudra que tu me la présentes. Elle travaille aussi dans le vin ?
-    Non, pas vraiment ! Même si elle est dingue du Chianti. Elle dit toujours que ça vaut de l’or et que c’est un de ces ancêtres qui l’a inventé. Je ne sais pas trop où elle est allée chercher ça. Tu sais, Juliette, elle a de l’imagination…
-    Ouais, j’espère qu’elle n’en a pas trop.
-    Juliette, à part le Chianti, son truc, c’est la photo publicitaire. Comme mannequin, hein, pas comme photographe !
-    Bah, on peut l’être sans l’être ! Regarde ton oncle Matteo le « célèbre » photographe qui n’a jamais photographié que des cuisses… des cuisses de poulet, ha ha ha !
-    Matteo ? En fait, ce n’est même pas mon oncle. Un lointain cousin de Luigi, ils prétendent toujours être frères, je ne sais pas trop pourquoi. Mais tu as raison, l’art de Matteo, c’est surtout la photo de chair fraîche, quelle qu’en soit l’origine ! Lol !
-    Chuutt… Le voilà qui arrive !


À la chasse à la truffe (2015) - Philippe d'Huart

Géraud est comme chez lui là-bas, à San Miniato, dans la province de Pise.
Les paysages toscans aux douces collines verdoyantes entrelacées de vignobles, d’oliveraies et de pinèdes regorgent de trésors culinaires. « Et si le plus précieux d’entre eux était la truffe ? » se demande Géraud en regardant avec attention son chien qui flaire sans cesse le sol. Géraud l’encourage. « Dove, Bobby, Dove  ».
Le chien marque soudain un temps d’arrêt. Puis il se met à gratter le sol avec ses pattes. C’est sûr, il y a une truffe, là. Géraud écarte le chien, se penche. Puis sur le sol détrempé, encore couvert des feuilles marcescentes des chênes, il écarte la terre. Pas de doute, il y a bel et bien une truffe blanche. Desmoitier la dégage avec une infinie précaution, car il ne faut surtout pas abîmer l’excellent comestible. Il la met dans un panier. Puis continue son chemin.
Il rejoint ses amis trifolau  - Umberto Strozzi et la juge Salma Punto - qui protègent jalousement les secrets de leurs découvertes et leurs lieux de recherche. Ses amis chasseurs qui attendent généralement la tombée de la nuit pour partir avec leurs chiens truffiers en quête du précieux champignon, dans le plus grand des secrets pour éviter les bandes rivales. Le mois passé, par un matin brumeux et humide, un chasseur de truffe fut tué. Trois chiens abattus.
Desmoitier sait manipuler une arme à feu comme une arme blanche. La valeur de son chien truffier est in-estim-able. Chaque année des chiens truffiers sont déclarés avoir été empoisonnés par des chasseurs rivaux. Géraud ne s’en cache pas. Il a lui-même empoisonné un chien avec du foie gras. Vendetta !
Les truffes blanches se sont vendues, l’an dernier, au détail entre 4 500 et 6 000€ le kilo sur le marché d’Alba. C’est de l’or !
Desmoitier rêve de s’offrir une chasse à la truffe avec une bonne cave dans la région en partenariat avec ses ami(e)s.
La robe rouge, longue et sulfureuse d’une connaissance de longue date convoite son esprit. Maîtresse de la cérémonie. Sculpturale. La cuisse ouvertement généreuse.
Le sourcil brunâtre légèrement prononcé. Elle est belle. Très belle. On la surnomme avec respect La Chiesa. Elle attend nos chasseurs à la truffe à l’endroit convenu de tous pour la receptione.
Lieu secret dont le nom est rarement prononcé. Tant convoité par d’aucun(e)s. S’y réunit la fine fleur locale. Les discussions vont bon train. Les chiens s’y reposent à juste titre, allongés sur le sol encore frais de la cave ultra moderne. Les convives entonnent en chœur des chants locaux en dansant autour des tables, les femmes agitant leurs foulards.
Sur leurs lèvres se dessine le nom qu’on prononce en connaissance : Podere la Chiesa. 



Au Nello's (2015) - Sabine Mammerickx

Les deux hommes sont assis dans la salle à manger du restaurant Le Nello’s, enseigne d’une certaine réputation dans ce petit port touristique de Toscane.  Il fait encore frais pour s’aventurer sur la terrasse donnant sur la baie naturelle. Porto Baratti sert d’étape de détente aux touristes fatigués par leur séjour florentin.  
Il est 11 heures du matin, les clients n’arriveront pas avant une heure. Jean Dupoil vient de servir au client un liquide rouge sombre dans un verre en cristal.
-    Tu m’en diras des nouvelles, Géraud. 
-    Je t’ai toujours fait confiance dans ce domaine-là, mon petit Jean, dit Desmoitier en soulevant son verre.
D’un regard complice, les deux hommes prennent le temps de humer le bouquet du vin toscan et dégustent avec lenteur la première gorgée.
-    Une merveille !, s’extasie Desmoitier en fixant avec fascination la couleur rouge bordeaux, presque noire du liquide savoureux.
Jean Dupoil n’est pas un homme qui se laisse facilement émouvoir. La petite moustache tombante et  les cheveux châtains coupés ras, il passe pour être très commun. Il passe même carrément inaperçu. Sauf lorsqu’on le lance sur le sujet qui le passionne vraiment : le vin italien. Ses yeux d’un brun très conventionnel s’illuminent alors et une espèce de fièvre s’empare de son corps étriqué.  
-    Un Vino Nobile de Montepulciano. Je ne t’avais pas menti, n’est-ce pas ?
-    Je n’ai jamais rien gouté de la sorte en Belgique.
-    Forcément ! jubile Jean Dupoil triomphant. Il se penche, malicieux, vers Desmoitier et lui murmure presque : parce que les Italiens gardent leur meilleur cru pour eux. Pas cons, les Ritaux.
Desmoitier le regarde amusé.
-    Le Chianti vendu en dehors de l’Italie, de la piquette ?
Les deux hommes poursuivent avec délectation leur dégustation.
-    Le sommet, mais c’est impayable, le voici, reprend Dupoil en désignant son verre. Un autre, pas mal non plus : le Brunello di Montalcino, à côté de Montepulciano. Dix ans de maturation, de la patience, des fûts de qualité et de l’ensoleillement exceptionnel. En Belgique et ailleurs, soit nous devons mettre un prix faramineux pour le boire, soit nous nous contentons des miettes laissées par les Italiens. Le moins pire : le Chianti Classico.
-    Ah oui, le coq noir.
-    Oui, c’est ça. L’emblème de ce vin moins onéreux, mais de qualité assez potable.
Le patron du Nello’s, petit et bedonnant, sort des cuisines pour vérifier les derniers détails dans la salle et sur la terrasse prêtes à recevoir la masse des touristes et autres Italiens de passage. Entre 12h30 et 15h, ce lieu ne désemplira pas. Il passe devant leur table en adressant un salut poli à son client.  Habituellement, son restaurant reste fermé jusque midi, mais il a bien fallu faire une exception pour ce client belge très exigeant et prêt à mettre le prix pour le vin du terroir. Il fait un signe à son sommelier pour le hâter un peu.   
Géraud Desmoitier jette un coup d’œil à sa montre en or. Sa calvitie naissante et habilement camouflée ne parvient pas à adoucir les traits durs du visage, accentués par un menton carré et volontaire. Le genre d’homme rusé à qui on ne la fait pas. Pourtant c’est sans arrière-pensée qu’il s’adresse à Dupoil.
-    Jean, j’ai besoin d’un homme comme toi dans mon resto.
Le petit homme a déposé son verre de Chianti sur la table, surpris.
-    Vins et Délices : c’est le nouveau nom que je veux donner à mon auberge, située dans la banlieue de Bruxelles. Je l’ai héritée de mon père. Fermier et avisé, il a décidé d’ouvrir une sorte de table d’hôtes pour ses produits cultivés et cuisinés sur place. Lui aux commandes, ma mère aux cuisines et moi en salle, j’ai été baigné dans le produit du terroir depuis tout petit. Je voudrais une cave à vins, une vraie. Tu as le talent, j’ai le fric. Ton prix comme sommelier sera le mien.




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