L'escarpin vert (3)

Suite de notre intrigue commencée ici et continuée .

Pour rappel : le restaurateur Desmoitier a été retrouvé mort dans son restaurant. Desmoulin et son adjoint Vanulle mènent l'enquête. Plusieurs personnages semblent impliqués : la belle Juliette dont est amoureux Desmoulin mais qui s'est retrouvée sur les lieux du crime avec des escarpins verts, son demi-frère Jean Dupoil sommelier de génie mais ancien petit caïd, son oncle Luigi Di Giorgio ancien ministre de la Justice qui n'a pas l'air très clean ! D'autres personnages gravitent aussi autour de ce petit monde. On peut les découvrir en lisant d'autres épisodes sur le blog.
Tout cela est écrit par 5 personnes, au fur et à mesure des semaines, sans qu'on sache trop où on va. Production totalement collective où aucun personnage n'appartient à aucun auteur. C'est passionnant.

Les textes de ce jour sont de Philippe d'Huart, Jeanne-Marie Hausman, Isabelle Slinck, François-Marie Gerard et Sabine Mammerickx.

Xavier Desmoulin prend le petit colis qu’il ouvre délicatement de ses grosses mains.
À la vue de son contenu, il devient blême. La confusion s’empare de lui. Il lève les yeux vers Juliette qui se pince les lèvres en touchant sa paupière droite. Ses yeux sont étonnement grands, comme si elle y voyait un succès à venir. Elle a un soupçon de sourire au coin des lèvres. Pour qui roule-t-elle ?
Une sueur envahit Xavier. Il frémit et redépose le petit paquet par instinct.
« Vanulle ! Vous me les gardez tous au frais! Je vais faire un tour ». Il claque violemment la porte en sortant d’un pas décidé.
L’attitude étrange de Desmoulin attise la curiosité de Vanulle qui n’a pas l’habitude de voir ce genre de saut d’humeur chez son chef. « On n’est pas sorti de l’auberge », pense-t-il.
Xavier descend au parking. Il se met au volant de sa Mustang couleur moutarde, cale sa tête sur l’appuie-tête en se tenant le front, puis tape avec rage des deux mains sur son volant. Bam ! Il allume la radio et son moteur, un 5.0i V8 GT ! Une mécanique parfaite d’une sonorité étourdissante. La Mustang quitte le parking. À la radio passe un air qu’il connaît : ‘Le vent nous portera’ de Noir Désir.
Ses pensées vont vers Juliette. La coïncidence est forte.
Son téléphone portable sonne :
- Chef ! Le colis…
- Je sais, réplique Desmoulin nerveusement.
- Dans le petit paquet, il y a une fiole avec une étiquette.
- Ouais !?
- Sur l’étiquette, il est mis ‘Chianti’ !
- …
- Inspecteur ?
- J’arrive !
Il raccroche, lève les yeux dans le rétroviseur et pousse sur l’accélérateur. Le moteur vrombit. Une phrase prononcée jadis par Juliette passe en boucle dans la tête de Xavier : « Quand on s’aime très fort, c’est un trésor. Et cela vaut de l’or ».
Xavier est plus déterminé que jamais. Il se ressasse le film de sa journée : « Bien ! Vanulle s’occupe de l’interrogatoire de Jean Dupoil. Juliette reste une nuit de plus en sécurité au commissariat ainsi que le chien ». Son portable retentit à nouveau.
- Xavier ? Ici Jamel, VSSE – Sûreté de l’Etat. Je te téléphone ‘off the record’. J’ai effectué une recherche sur l’appel téléphonique masqué de ton Gsm. Le numéro d’appel n’est plus en activité. On tente de le localiser. Mais j’ai obtenu des informations avec un décodage par anagramme du message : « la dinde est farcie ». On obtient : ‘cardinaliste’ et ‘fede’.
- Un vent d’Italie ?
- « Luigi n’est plus » est étrange. Allusion à l’ancien Ministre de la Justice ? Cela te dit quelque chose ? Tu as des ennuis ?

Vanulle soupire. « Il en a de bonnes, l’inspecteur-chef ! Il laisse tout en plan, se casse, reste évasif quand je lui parle du colis… Je ne la sens pas cette affaire. » L’adjoint observe le tableau des investigations, ce grand panneau blanc sur lequel l’équipe des enquêteurs scotche des photos de la victime, des suspects et témoins, des indices trouvés sur les lieux. En principe après quelques jours, les différents éléments sont raccordés entre eux par des mots-clés. Une frise chronologique finalise le tableau. Vanulle se gratte la tête, il sait à quel point les heures qui suivent un homicide sont prépondérantes. Plus vite on établit le mobile, les relations entre les différents protagonistes, la chronologie des faits avérés et des alibis, plus vite on a des chances de resserrer les filets autour du coupable. « Je n’ai jamais vu un bordel pareil ! Et le patron qui veut que je cuisine le sommelier. Il en a de bonnes ! Je ne sais pas par quel bout le prendre. C’est moche… Je suis trop vieux pour toutes ces conneries. » À bien y réfléchir, Desmoulin lui semble étrange. « Pourquoi se réserve-t-il la suspecte et la menace-t-il ? grommelle Adhémar. Et ce colis étrange avec une fiole suspecte… »
La porte claque derrière le policier, le faisant sursauter. « Et alors, Vanulle ? Cet interrogatoire de Dupoil, ça donne quoi ? » Desmoulin est de retour et de bien méchante humeur. « Je m’y attelle, chef. » « Au boulot ! T’attends quoi ? » Adhémar ne répond pas, il sait que ce ne serait que mettre de l’huile sur le feu. Il se dirige vers l’ascenseur qui l’emmène deux étages plus bas dans le couloir des cellules. Il profite de ce moment de répit pour réfléchir intensément. Quelle stratégie d’interrogatoire permettra de faire passer à table, Jean Dupoil ? Quel levier lui fera baisser la garde, offrant à l’inspecteur-adjoint la bonne ouverture pour avancer dans l’enquête ? Le quinquagénaire se dirige vers la cellule du fond. Il ne peut s’arrêter qu’un instant devant la geôle de Juliette. Elle est là, transie, l’air quelque peu inquiète… jolie, si jolie.
« Debout là-dedans ! » Vanulle s’est emparé du sommelier et le pousse devant lui, non sans l’avoir menotté. « A nous deux ! » Remontés au deuxième, ils s’installent dans la salle d’interrogatoire. « Il y a quelque chose que je ne comprends pas, Dupoil. C’était quoi le trafic de Desmoitier ? Tu pouvais pas ne pas être au courant : du vin frelaté ? de la piquette surcotée ? des fausses étiquettes ? J’ai l’intuition que tout tourne autour de cette fichue cave à vin. Aide-moi à comprendre et je demanderai au procureur un peu de mansuétude à ton adresse. » « De la mansué-quoi ? Je comprends rien à ton blabla, là ! » Le policier décide de changer d’angle d’attaque. Il place la photo du cadavre de Desmoitier devant son suspect : « Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez ton patron ? »  Dupoil frémit imperceptiblement. « Qu’est-ce que j’en sais ? J’couchais pas avec, moi ! » « Pas toi, mais ta sœur… Et vous êtes proches, les frangin-frangine, non ? » Jean se tait, fermé, et Vanulle comprend qu’il n’a pas trouvé la bonne brèche. Soudain, la porte s’ouvre avec fracas : « Laisse ce con mariner. Je voudrais que tu fasses un truc pour moi. C’est urgent ! » le presse Desmoulin. Celui-ci lui fourre dans les mains la fiole de vin emballée dans un sac à indices. « Tu vas fissa au labo. T’as sûrement un gars qui te doit un service. Tu leur demandes une analyse toxicologique du vin. Pour hier ! » Et l’inspecteur-chef le pousse vers l’ascenseur sans ménagement. « Ah oui ! Et sur le chemin du retour, tu vas cueillir Di Giorgio chez lui. L’ex-ministre, hein ! Pas le photographe de pacotille. Il est temps qu’on l’interroge celui-là. Ouste ! »

Desmoulin a beau mâchouiller son bâton de réglisse, son esprit continue à tourbillonner. Chianti, trafic, escarpins, quand on s’aime ça vaut de l’or... elle lui avait susurré à l’oreille, la belle Juliette, la trop belle Juliette. Il soupire, c’est trop facile pour une belle femme d’embobiner un homme... Autant son corps a envie de croire qu’il faut la protéger, qu’elle va à nouveau se blottir dans ses bras forts (et passe par son esprit une image digne du film romantique le plus mièvre où le héros mâle tout en muscle et assurance serre contre lui la femelle abandonnée et frémissante), autant son instinct de limier lui dit que cette beauté extérieure peut être quelque peu inquiétante. Que lui cache-t-elle ? D’un geste déterminé, il jette son bâton de réglisse dans la poubelle et se dirige vers le couloir des cellules.
Elle est là... craquante comme toujours... Il n’ose pas trop la regarder en face, mais croit percevoir un sourire narquois sur ses lèvres.
« Vous en avez déjà fait de belles, toi et ton demi-frère dans le passé : trafic de drogue, extorsion, vol à la tire... Ok, vous étiez très jeunes et les apparences semblent indiquer que vous vous êtes calmés. Et pourtant je n’y crois plus trop. Tu le connaissais plutôt de près Desmoitier, ou je me trompe ? » Et il reconnaît comme de la jalousie la douleur qui lui tord le bide, mais il se retient d’en rajouter plus.
Le regard de Juliette se fait flou, elle hésite. Puis se reprend : « Et qui dit que Desmoitier n’avait pas d’autre femme dans sa vie ? ». Desmoulin perçoit la défense dans son ton, mais aussi la peur. Oui, elle a réellement peur la Juliette.
Il formule son hypothèse tout haut : « Tu es mêlée à cette histoire, mais à quel point ? Maîtresse de Desmoitier, trempant aussi volontairement dans son trafic de vin ? Et cette fiole de chianti, que contient-elle? Du vin ? Frelaté ? Nouvel OGM ? Empoisonné ? À destination de qui alors, le poison? Desmoitier, non, il n’aurait pas été assez idiot pour vider une fiole reçue par la poste... Pour qui d‘autre alors ? Un complice encombrant ou récalcitrant ? Ou menaçant ? Dans les milieux mafieux, on n’a que l’embarras du choix. Alors Desmoitier aurait été tué par celui que lui aurait dû éliminer ? »
Desmoulin secoue la tête comme pour la vider de toutes ces pensées. Après tout, il n’a qu’à attendre les résultats du labo.

Desmoulin s’en va, sans dire un mot de plus. Juliette se retrouve seule dans cette geôle dont elle ne supporte plus l’odeur nauséabonde ni les filets d’eau qui suintent des murs. Elle ne sait plus à quel sein se vouer pour tenir le coup. Elle aperçoit un poil qui la nargue, posé en plein milieu de son mollet gauche. La belle passe ses longues jambes en revue et constate avec horreur l’ampleur des dégâts : ci et là, des poils repoussent venant l’enlaidir à un point insupportable. Un court instant, elle rêve à un bain chaud dont la mousse fraîche la recouvrirait entièrement de telle sorte qu’elle n’existerait plus pour personne, ni surtout pour elle, tout en étant perdue dans une béatitude totale. Mon cul, oui…
Ces mots venus spontanément à son esprit électrisent Juliette. Elle sent les larmes couler. Elle revit ce jour maudit, il y a 6 ans. Elle en avait 19. Son frère Jean avait réussi à l’emmener dans une de ces soirées où l’on savait comment on y entrait, mais jamais comment on en sortait. Juliette avait supplié Jean de ne pas y aller, mais il avait insisté : on lui promettait un premier boulot d’assistant-sommelier en Toscane, il allait enfin sortir de tous ces petits coups fourrés, son oncle protecteur Luigi qui proposait ce job lui avait dit « Tiens, amène ta sœur, elle devrait se plaire à cette soirée ! »
Elle ne s’y était pas plu. Mais alors pas du tout. Luigi, le ministre de la Justice, lui avait rapidement tenu compagnie, de trop près pour être honnête. Elle n’avait pas trop fait attention à un convive qui les avait rejoints près du bar. Un certain Desmoitier, grand amateur de Chianti selon Luigi. Juliette, quand on lui parle de Chianti, elle perd ses moyens de contrôle. Elle sait que c’est un de ses ancêtres qui a pour la première fois vinifié le précieux élixir. Alors, elle a accepté Desmoitier à ses côtés, malgré son air malade et… ses mains baladeuses. Elle revoit Desmoitier l’entraîner vers une alcôve, suivi par Luigi. Elle ressent ces mains la forcer sans ménagement, comme si elle était un vulgaire morceau de viande fraîche. Elle s’horrifie encore de cette puanteur naturelle cachée sous des tonnes de parfum. Elle sent son corps transpercé par tous les orifices possibles, sans aucune considération pour elle-même, juste pour le plaisir égoïste de ces deux monstres. Lorsqu’enfin ils en eurent terminé avec leurs « exploits », elle entend encore Luigi lui dire : « T’es un sacré morceau, ma belle. On recommencera ça, c’est si bon  En attendant, tais-toi : mon frère a tout filmé… et un film est si vite diffusé ! »
Revivant ce moment, Juliette n’en peut plus. Elle éclate en sanglots, toute seule dans cette cage. Dans quoi s’est-elle fourrée désormais ? Lors de cette si belle journée, en mai, au Bois de la Cambre, quand elle avait rencontré Desmoulin, elle s’était dit que c’était le bon, qu’il allait pouvoir l’aider à sortir de toute cette merde dans laquelle elle s’était retrouvée, contrainte et forcée. Lorsque Desmoulin lui avait offert ces escarpins verts, elle avait senti son regard amoureux. Elle l’avait embrassé avec une passion qu’elle ne se connaissait pas. Et maintenant, elle était là, enfermée, ne sachant pas comment elle allait encore pouvoir trahir celui qu’elle aimait.

Le portable couine les premières notes de «Get around town ». Xavier Desmoulin est fan du groupe pop rock Revolver, mais à force d’entendre les premières notes de ce morceau d’anthologie à longueur de journée, il l’a pris en grippe.
-    Ouais, aboie-t-il. Il déteste être dérangé lors de sa pause sandwich.
-    Quand j’ai quitté Desmoitier dimanche à 18 heures, il était encore vivant.
Le sonar vibre dans la tête de l’inspecteur. Les sens en alerte, il s’est redressé. Il a les mains crispées sur son portable.  
-    Di Luigi ?
-    …
-    Où êtes-vous ? La police est allée vous chercher. Elle est déjà devant votre porte.
-    Je ne suis pas en Belgique pour le moment. Écoutez !
Desmoulin a branché le détecteur d’ondes GSM. Le faire parler.
-    Ne vous fatiguez pas, Inspecteur, je téléphone d’une cabine publique. À 18 heures, dimanche, je suis sorti du resto et j’ai vu Jean et sa sœur qui y entraient. 
-    Rien que ça : le suspect n°1 croise par hasard les suspects n°2 et 3 juste avant le meurtre de Desmoitier. Vous vous foutez de ma gueule ?
-    Vous allez bien devoir me croire. J’ai un alibi.
Desmoulin fait un effort pour rester maitre de lui. Adhemar Vanulle choisit ce moment pour entrer dans le bureau. Xavier lui fait un signe convenu. L’adjoint met en route le programme de détection des ondes téléphoniques, puis vient se planter devant le smartphone dont le haut-parleur est désormais branché.
-    J’écoute, reprend calmement l’inspecteur.
-    J’ai passé la soirée avec Fabrizio Belmondo.
-    Le …
-    Lui-même.
-    Ça ne prouve rien. Vous auriez pu le tuer avant.
-    La voiture de Belmondo est arrivée à 18 heures tapantes devant le resto, son chauffeur le confirmera. Or le rapport du légiste a confirmé la mort entre 18h45 et 21h00.
-    Ce rapport est ultra-confidentiel ! rugit le policier qui s’est brusquement levé de son fauteuil. Vanulle fait signe à son chef de se reprendre. Surtout pas perdre le contact.
-    Bon. J’abrège, dit l’ancien Ministre de la Justice. Vous allez me laisser tranquille. Je ne trempe pas dans ce genre de magouille. Par contre, Dupoil, c’est son genre : il est aux abois. Vérifiez ses comptes depuis janvier 2016, pas en Belgique, mais à la Banca di Toscana. Vous aurez une belle surprise.
Avant que Desmoulin ne puisse en placer une, Di Giorgio reprend très vite.
-    Le commissaire Belmondo, votre supérieur – l’inspecteur a très bien perçu l’accent d’insistance sur le dernier mot -, est tout prêt à considérer votre montée au grade d’inspecteur général. Mais pour cela, il va falloir fermer les yeux par-ci, ouvrir les yeux par-là. Vous me suivez ?
-    Vous êtes une sacrée ordure …
Clac. Communication interrompue. Le policier jette son portable sur le bureau et se tourne vers Vanulle en l’interrogeant du regard.
-    Mon-te-pu-l-chi-a-no. D’une cabine au centre du village.
-    Montepulciano, son village familial, au sud de la Toscane.
L’inspecteur ouvre le tiroir de son bureau, semble chercher quelque chose. Putain, plus de réglisse. Il le referme brutalement, contrarié. Inspirer, expirer. Il fixe son portable, le regard dans le vide. Il a failli perdre le contrôle de lui-même et s’en veut de se laisser manipuler si facilement, lui, inspecteur depuis 8 ans.
-    On fait quoi, maintenant ? demande Vanulle.
-    On va coincer ce fils de pute. C’est lui le cerveau, j’en suis certain. Il est malin, mais il n’est pas le seul à avoir des relations. Fais vérifier les comptes de Dupoil en Italie, libère Juliette et son frère chéri. Celui-ci, tu me le colles au cul : surveillance discrète mais efficace. Il va forcément bouger.


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