L'escarpin vert (2)

 

Suite de l'intrigue commencée la semaine dernière.

Pour rappel, une intrigue sous forme de cadavre exquis : cette fois, l'ordre des auteurs est inversé. Jeanne-Marie a repris le flambeau en transmettant sa suite à Sabine. Celle-ci n'a communiqué à Isabelle que son propre texte, puis Isabelle en a fait autant à François-Marie. Philippe - qui avait commencé l'histoire - l'a terminée.

Avec toujours une petite contrainte chaque fois : placer une réplique culte d’un film, au choix !

Nous avons ensuite retravaillé un peu la cohérence de l'ensemble, mais pas trop !

C'est fini ? Peut-être pas…


« Qu’est-ce qu’elle est belle ! » L’adjoint Vanulle est planté comme un idiot devant les barreaux de la cellule. Un petit filet au creux des lèvres, il ne peut détacher son regard de la jeune fille endormie. « Elle a le sommeil agité, grommelle-t-il. Je fais comment moi pour la réveiller en douceur ? Il en a de bonnes le taulier ! » L’éternel second, au physique banal, la cinquantaine grise, se gratte la tête, sort le trousseau de sa poche et cherche mollement la clé du mitard.
« Aaah ! Pas touche Luigi ! » Vanulle sursaute et lâche les passe-partout. « Putain, elle m’a fait peur. » Se défaisant de ses derniers scrupules, il ouvre avec fracas la cellule, secoue Juliette et la force à se lever. Celle-ci vacille légèrement sur ses talons, l’air hagard. « Luig… Di Giorgio, bafouille-t-elle. Di Giorgio, non ! » Sans état d’âme, l’adjoint la pousse devant lui. « Allez, Mademoiselle, il y a l’inspecteur qui t’attend. »

Arrivés au deuxième étage du commissariat, ils pénètrent dans la salle d’interrogatoire. Desmoulin est déjà là, bâton de réglisse au bec, dossier posé devant lui sur la table en métal, une carte de tarot bien en évidence. Vanulle pousse Juliette qui s’écroule plus qu’elle ne s’assied sur la chaise boulonnée au sol. « Tu peux nous laisser ! » aboie l’inspecteur.  « Mais, je… » L’adjoint n’a pas l’occasion de finir sa phrase, fusillé net par le regard bleu perçant de son chef. Il recule jusqu’à la porte. « Va te chercher un café, l’interrogatoire commence dans dix minutes. Et tu fermes derrière toi ! »

Vanulle referme la porte, s’éloigne, puis revient sur ses pas. « Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond avec le patron… » Il ne se souvient pas de l’avoir jamais vu comme ça. Il se met à chercher ses Mentos dans sa poche et ses doigts rencontrent le métal froid du trousseau. Il s’arrête, se gratte le crâne : « J’aimerais bien savoir ce qui se trame là derrière… Pour que le chef s’asseye sur la procédure, faut que ce soit particulièrement tordu. » Il hésite un instant. Mais là, il y a quelque chose qui le titille… Calmement, délicatement, Vanulle s’empare de la clé du local technique, celui qui est derrière la vitre sans tain de la salle d’interrogatoire. Il prend mille précautions pour ne pas faire grincer la porte. La voix de Desmoulin retentit dans la pièce : « Tu vois, le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi tu creuses !6 » Derrière le miroir sans tain, l’inspecteur a braqué son arme sur le front de Juliette.


-    Maintenant, tu vas me dire ce que tu fabriques au milieu de ce bordel !, dit Desmoulin d’une voix dure en tenant toujours fermement son arme pointée sur la jeune femme.
Celle-ci reste muette de peur. Pétrifiée, elle ne bouge pas d’un poil. Ce n’est vraiment pas le moment, mais elle ne peut s’empêcher de penser à l’homme que sa mère lui avait présenté comme son père et qui lui parlait avec la même voix brusque, impitoyable. Elle détestait ce type qui revenait le soir à la maison, éméché, puant le whisky bon marché et qui rudoyait sa mère. « Juliette, je suis ton père7 », lui avait-il dit la première fois qu’elle l’avait vu, dans les jupes de sa mère. Elle devait avoir 4 ou 5 ans, la morve au nez. Il ne devait plus jamais lui adresser la parole directement par la suite.
Quelque chose dans l’attitude de la jeune femme contraint l’inspecteur à baisser peu à peu son arme.
-    Elle n’est pas chargée, tu sais.
-    Fais chier, Xavier, comment veux-tu que je le sache !
Ils s’affrontent maintenant du regard. Elle ne baisse pas les yeux. Quand ils jouaient à ce jeu, petits, Jean et elle, c’était toujours elle qui gagnait. Desmoulin décide subitement de changer son fusil d’épaule.
-    Admettons que tu n’aies pas tué Desmoistier, mais tu as vu quelque chose que tu ne veux pas me dire.
Avec un sourire en coin, Desmoulin fait signe à la vitre sans tain. Un temps plus tard l’adjoint Vanulle apparait dans l’embrasure de la porte.
-    Deux cafés et des sandwichs, s’il te plait. Mademoiselle a une histoire à me raconter. »
-    Tu peux être lourd, tout de même, lui lance-t-elle dès qu’ils se retrouvent seuls.
-    Sans doute, mais je suis du bon côté de la table. Reprenons.
Quand Vanulle revient déposer le casse-croute, il espère rester pour assister à l’interrogatoire, mais Desmoulin le renvoie sans ménagement.
-    Juliette, regarde-moi, lui dit-il en voulant lui agripper le bras dès qu’ils sont seuls, dis-moi ce que tu sais. Nous avons les moyens de te protéger au besoin. »
-    Luigi, marmonne-t-elle en se dégageant vivement. Je l’ai vu au resto. Il se disputait avec Desmoistier.
-    Qui c’est, Luigi ?
-    Ben … Di Giorgio, l’ancien ministre de la Justice.
Desmoulin sursaute.
-    À quelle heure tu as assisté à cette dispute ?
-    Je t’ai dit que j’avais rendez-vous avec Desmoistier après la fermeture de son resto.
-    Tu m’as dit aussi que tu avais d’abord fait une séance de photos.
-    Oui, bon, ben, je suis d’abord passée au resto., vers 20 heures. Je les ai vus tous les deux, me suis cachée derrière le mur extérieur de la salle arrière. Quand Luigi est sorti, il était furieux, quelque chose dans sa main aussi.
-    Il t’a vue ?
-    Sais pas. Je me cache depuis lors. Il me fait flipper ce type.
-    Pourquoi tu es repassée plus tard si t’avais la trouille ?
Juliette marque une pause, hésitante.
-    J’avais oublié… un objet important dans la salle, la veille. Je suis venue le rechercher.


Un silence se fait.
Pour cacher son malaise, Desmoulin mord dans son sandwich. Malgré sa longue carrière, ce n’est pas tous les jours qu’il a eu à interroger une ancienne maîtresse, très fraîchement ancienne de plus.
Juliette fait de même.
« Pouah, il est mou ce sandwich », lui lance-t-elle, le regard mi-moqueur, mi-frondeur.
Desmoulin sent un frisson lui remonter l’échine au souvenir d’autres circonstances où elle lui a lancé ce regard.
« Alors, ce Luigi ex-ministre, tu le connais donc personnellement ? »
Juliette baisse le regard. Attend quelques instants avant de répondre.
« À peine. Je l’ai croisé quelques fois au restaurant. Je crois que c’était un client régulier d’après ce que m’a dit mon frère. Je me souviens l’avoir vu une fois aller en cuisine avec Desmoistier et Jean, c’est à lui que tu devrais poser des questions. En attendant, la police devrait me protéger ».
Desmoulin se gratte la tête. Il lui proposerait bien de la planquer chez lui, ce ne serait peut-être pas désagréable. Mais si jamais elle avait quand même trempé dans ce crime ? Il aurait l’air malin.
Pour éviter de lui répondre, il appelle Vanulle.
« Va me chercher Jean Dupoil. Dis-lui qu’il est à nouveau appelé comme témoin ».
En attendant son arrivée, il tente de cuisiner Juliette. Une pensée le frappe soudain. Juliette a appelé le ministre par son prénom, Luigi... pourtant elle dit ne l’avoir croisé qu’occasionnellement. Bizarre. Compliqué. Désagréable. « Je suis trop vieux pour ces conneries8 » se dit-il en soupirant.

-    Et cette histoire de Chianti ? Cette marque sur la vitre chez Desmoitier, tu en penses quoi ?
-    Le Chianti, c’est un cadeau du ciel. C’est ce que disait mon beau-père. C’était un tordu, mais aussi un grand amateur de vin. Mais il y a Chianti et Chianti. Le vrai Chianti et le faux Chianti. On ne peut jamais savoir ce que cache une bouteille de Chianti”.
Sur ces paroles dont il ne comprend pas le sens, Juliette s’enferme dans le silence. Elle n’en sort que de longues minutes plus tard pour murmurer     « Oh non ! » quand Vanulle ouvre grand la porte en s’exclamant « Jean Dupoil a disparu ».


Juliette se fige un instant. Desmoulin l’observe, elle ne tarde pas à éclater en sanglots : « Non, pas Jean, il n’a pas pu lui faire ça, il faut le retrouver ! » Devant cette fragilité nouvelle, Desmoulin refrène la pulsion qui s’empare de lui et se contente d’un clin d’œil à Vanulle.
-    On s’en occupe, Juliette. Mais dis-moi, c’est qui ce « il » ?
-    Oh, merde, je vais te dire ce que je sais. Mais je n’y suis pour rien, hein. C’est juste la faute de ces escarpins verts.
-    Qu’est-ce qu’ils viennent faire dans cette histoire ? Je te les ai offerts, tu étais sublime, mais… ?
-    Oui, je les adorais. Dès qu’on s’est quittés, j’ai rejoint Jean. Il m’avait invitée à un rendez-vous d’affaires au restaurant. Quand Jean m’a vu arriver, il a été visiblement troublé. J’étais étonnée parce que Jean est le seul mec que je fréquente qui ne m’a jamais draguée. Normal. Mais là, il n’arrêtait pas de regarder mes escarpins. Dès qu’on est arrivés au resto, ce fut le délire : Desmoistier arrêta son jeu de tarot qu’il éparpilla sur le sol et me sauta dessus. Ça ne m’étonnait pas, il n’a jamais été patient, mais il semblait soudain devenu fétichiste : il fonça sur mon escarpin gauche, n’arrêtant pas de l’embrasser. J’étais gênée qu’il fasse ça devant Jean. Brusquement, il m’a ôté l’escarpin, s’est éloigné et… a cassé le talon !
-    Ouais, on a retrouvé un escarpin vert avec le talon cassé, à côté de traces sur le parquet… Qu’est-ce qu’il lui voulait à ce talon ?
-    Je… je ne savais pas. Mais le talon était creux. Desmoistier en a retiré un petit tube en miaulant : « Yess, on l’a ! ». Je lui ai demandé : « Mais qu’est-ce que tu as ? ». Je n’ai pas tout compris, mais il a expliqué que Luigi allait être content, que c’était un microfilm avec la recette du faux Chianti, qu’on allait être millionnaires, qu’il suffisait d’ajouter un produit à du mauvais vin italien pour le transformer en succulent Chianti, que la vie c’est comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber9, que Jean aurait quand même bien fait de ne pas perdre ces escarpins verts, que j’étais adorable, qu’il fallait maintenant récupérer l’échantillon du produit chimique qui était sans doute dans l’autre escarpin, que je devais le lui donner…

Juliette stoppe sa logorrhée. Fixant Desmoulin, elle enfonce calmement son sandwich entre ses lèvres pulpeuses, s’attarde avant de redonner un coup de mâchoires. L’inspecteur sent une nouvelle poussée d’ocytocine. Il prend une Marlboro, à défaut de la prendre dans ses bras, et se contente d’un banal : « Et alors, tu les lui as donnés ? »
-    Non, bien sûr que non. Ces escarpins, c’est ton cadeau. Ce gros porc m’en a bousillé un, je n’allais quand même pas lui fourguer l’autre comme ça…
-    Et il a accepté ?
-    Je ne crois pas, non. J’ai retiré l’escarpin de mon pied… et je me suis encourue aussi vite que je pouvais. Arrivée dehors, Luigi sortait d’un taxi. La portière encore ouverte, je m’y suis engouffrée, j’ai hurlé « Ciao, Luigi », et j’ai supplié le chauffeur de ma plus belle voix : « Chéri, démarre s’il te plaît… ». Le gars, il n’a pas hésité… Dégoûtée et effrayée, je t’ai envoyé ce foutu texto de rupture.

Vanulle choisit ce moment pour entrer dans la pièce, suivi de Dupoil : « Voilà, on l’a retrouvé… »


Elle a bien dit : « Ce foutu texto? Bon Dieu ! Si…. » Desmoulin se met à réfléchir.
« Elle est décidemment bien belle en tout cas. Comme une voiture volée».
Il se ressaisit à l’arrivée des deux hommes.
-    Je vous écoute Vanulle, dit Desmoulin en mâchouillant son mégot.
-    On a retrouvé Jean Dupoil ainsi qu’un chien, chef !

Juliette baisse les yeux.
-    Excellent !, s’exclame Desmoulin. L’adjoint poursuit :
-    On a aussi reçu le rapport d’autopsie. La mort de Desmoitier est déguisée en pendaison suicidaire. Il est malade depuis longtemps et sous médication. Quelqu’un lui a fait boire une ‘bicicletta’, un mélange explosif d’alcool et de drogue, utilisé en Italie dans les courses cyclistes. Le célèbre champion Marco Pantani en est mort d’une overdose. J’ai d’ailleurs reconnu le sigle sur le briquet : le diable noir tenant une fourche sur une roue de vélo. Desmoitier décède dans son restaurant en soirée suite au mélange du cocktail cycliste et de sa médication. On laisse des avertissements subtils à qui veut l’entendre. Le mobile n’est pas clair, mais il semble que Desmoitier et Luigi traficotaient autour d’une affaire de vins. Luigi a réservé une quantité invraisemblable de vin frelaté. La carte 13, celle de la mort, est expressément manquante, car le meurtrier veut marquer la mort ou la maladie, faire peur et intimider. Desmoitier, le restaurateur, est devenu trop gênant et ingérable dans cette intrigue. Pour qui ? Sans doute Dupoil ou alors Di Giorgio. 

Le chien s’avance alors vers Juliette en agitant la queue.
-    Bobby, mon chéri, pleurniche-t-elle en le serrant dans ses bras. Elle rajoute sous pression : Le soir de ma fuite, je suis retournée chez Desmoitier dans l’espoir de retrouver mon escarpin que j’avais jeté dans le buisson juste avant de sauter dans le taxi. Il faisait noir, je ne l’ai pas trouvé mais bien un paquet emballé. Puis j’ai vu le corps et me sentant menacée, j’ai lancé le paquet vers le chien. Le border-collie a détalé dans la nuit et je me suis enfuie.

Juliette se mord les lèvres et se souvient de son songe cauchemardesque lors de la nuit en cage au commissariat. Sa déambulation nue dans le restaurant au bras de Jean Dupoil et le Ministre Di Giorgio s’esclaffant au petit matin hantent toujours son esprit. Elle repense à la tablette de chocolat Noir Désir. Danger, se dit elle ! J’ai les mains faites pour l’or et elles sont dans la merde10 !  

Dupoil sent qu’il risque gros aussi. Il passe alors partiellement aux aveux. « J’ai été stupéfait de voir les escarpins verts aux pieds de Juliette. Ils appartenaient à ma sœur, demi-sœur de Juliette, que j’utilise comme mule. Mais je n’ai rien fait ! C’est Luigi qui a souhaité se débarrasser de Desmoitier devenu encombrant. On s’est disputé violemment. Luigi a vu rouge. J’en ai eu marre et je suis parti… ».
Le smartphone de Desmoulin retentit. Il décroche : « La dinde est farcie. La fête est finie pour Luigi», dit, avant de raccrocher, une voix masquée à l’accent étranger.
À ces mots, Desmoulin lève les yeux et croise le regard espiègle de Juliette. Elle sourit, l’enlace et lui glisse dans la main un petit colis de Bpost.

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6 Réplique culte du film « Le bon, la brute et le truand »
7 Réplique culte du film « La guerre des étoiles : l’Empire contre-attaque »
8 Réplique culte du film « L'arme fatale 4 »
9 Réplique culte du film « Forrest Gump »
10 Réplique culte du film « Scarface »

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