Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte



Un tableau de Georges Seurat. 1880. Des personnages distribués à l’un·e par l’autre, avec un prénom et une caractéristique. L’écriture en liberté démarre…


Gegène, le trompettiste

Gegène a 5 ans. Il barbote dans son bain. Gegène parle à son canard pour ne pas entendre. Papa et maman sont fâchés. Papa crie fort sur maman. Maman pleure. Papa traine maman par les cheveux. Maman pousse un grand cri qui fait mal aux oreilles. Sa tête cogne le bord de la baignoire. Gegène a froid dans l’eau chaude. Maman a les yeux tout bizarres. Maman ne bouge plus. Goutte à goutte l’eau devient rouge. Papa claque la porte.

Gegène a 13 ans. On est mardi. C’est jour piscine. Gegène a mal au ventre dans son maillot en laine. Ses jambes tremblent sur le carrelage glissant. L’eau bleue se trouble dans ses yeux noirs. Les gars de l’orphelinat hurlent dans le chlore. Le gros Gustave lui met une grande tape dans le dos. Gegène vacille. Il coule. Gegène lève les yeux vers le maître-nageur en maillot rouge. Gegène est allongé sur le sol dallé. Il recrache l’eau bleue qui étouffe ses poumons. Au-dessus de lui, 15 paires d’yeux ricanants. Il serre fort les paupières sur ses pupilles mouillées.

Gegène a 23 ans. Chaque matin, il sort sa trompette de son étui, la lustre avec un chiffon doux pendant 3 minutes 30, ouvre la fenêtre qui donne sur les chambres alignées autour de la cour en carré. À 7h15, il claironne : « Coucou hibou, coucou ! ».
Aujourd’hui c’est mardi, il donnera atelier musique pour les excusés piscine.

Gegène a 25 ans. À l’orphelinat, des corps sans vie jonchent la cour en carré. Quand l’armée lui a dit : « on évacue, ici c’est contaminé », Gegène a jeté un bref coup d’œil autour de lui, il a saisi sa trompette et a suivi le militaire sans broncher.
Gegène et les autres évacués ont été débarqués sur l’Ile il y a 45 jours. Ça fait 45 jours qu’il a froid. Depuis 45 jours, il tourne le dos à l’eau sombre.
Ses jointures blanchissent sur sa trompette lustrée plus que jamais : « Coucou hibou, coucou ».


Gonzague, singe savant

Nom d’un singe, il m’a fallu encore faire le guignol pour satisfaire ma maîtresse. Si seulement elle pouvait ne s’occuper que de son popotin et de son ombrelle plutôt que de se sentir toujours obligée d’étaler toute ma science.

Ce matin, elle s’est pouponnée un peu plus que d’habitude. J’ai bien ri quand elle a harnaché son immense tournure avant d’enfiler jupon, jupe et draperies de dessus et de ceindre sa taille. Elle l’a particulièrement fine, il faut le reconnaître, mais elle ne m’ôtera pas de l’idée que tout ça la fait surtout ressembler à un faux-cul ! Pas sûr que ses galants aiment vraiment quand il s’agit de la déplumer, mais aujourd’hui elle est de sortie et elle s’y croit.

Le godelureau du jour est ce bourge qui n’arrête pas de fumer le cigare. Selon toute vraisemblance, ma principicule déteste cette odeur, mais comme l’argent n’en a pas, elle s’adapte. Celui qui lui permet de tenir le coup, c’est moi, Gonzague, le singe le plus savant de la capitale !

Ah ! Comme elle est fière d’exhiber mes talents de compteur ! Tout à l’heure encore, sur le bac qui nous a permis la traversée vers l’île, elle jouissait de réussir son tour devant un public enfantin émerveillé : elle me montre trois doigts. Je m’en vais chercher trois objets quelconques pour les lui amener. Après les applaudissements d’usage, je m’empresse d’aller rendre les objets à leur propriétaire et revient vers ma dompteuse pour prendre une nouvelle commande ! Le sommet du spectacle : elle me montre huit doigts et je lui ramène illico presto huit fleurs ou huit mouchoirs provisoirement subtilisés aux badauds. Elle s’esclaffe : « Vous vous rendez compte ? Huit ! Il compte jusqu’à huit ! ». Si la belle savait que je maîtrise le calcul des probabilités et que – même si c’est paradoxal – placé devant une machine à écrire, je pourrais presque sûrement écrire Hamlet de Shakespeare ! À tous les coups, c’est alors qu’elle jouirait vraiment au lieu de simuler comme elle le fait à longueur de clients.

Et nous voilà donc à contempler cette populace qui s’agglutine sur cette île de la Grande Jatte. Je suis obligé de me frotter à ce clebs et ce toutou stupides qui ne savent pas que s’ils le voulaient, ils seraient les véritables maîtres… Enfin, je ne peux m’empêcher de penser : vivement la distanciation sociale !


Amélie, songeuse devant son bouquet

Cela faisait 3 mois qu’ils avaient pris le large, les quelques escales du bateau laissaient à peine le temps aux passagers de sentir la terre ferme. Amélie, la jeune anglaise, fixait l’horizon de ses yeux humides. Elle ne pouvait le chasser de son esprit. Lui, qu’elle aimait tant, comment avait-t-elle pu le laisser là-bas ? Sa tante, impassible comme à son habitude, feignait de pas remarquer la détresse de sa nièce. « Cette femme est le diable, comment peut-on séparer deux êtres chers l’un à l’autre ? Si elle remet encore une fois sa mèche en place, je la fais valser elle et son brushing par-dessus bord ».

Plusieurs fois depuis leur départ, un jeune garçon était venu parler à Amélie, il s’appelait Rico. C’était le fils du chef de cabine, il n'avait rien de spécial, mais un ami à qui parler réchauffait le cœur de la jeune femme meurtrie. Leur amitié se renforça quand ils apprirent qu’ils avaient la même aversion pour la tante d’Amélie. Ils passaient à présent le plus clair de leur temps à médire sur la harpie qui lui servait de tuteur.
- « Son nez ressemble à la proue du bateau » se moquait Rico.
- « C’est pas très gentil, pour la proue ! »
Amélie finit à peine sa phrase qu’ils tombèrent dans un fou-rire incontrôlé. Ils n’étaient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Pendant quelques instants, leur souffle ne faisait plus qu’un. Les yeux du jeune garçon étaient plongés dans ceux de l’anglaise, cherchant désespérément une réponse.

De son côté, Amélie ne savait quoi faire. Elle se laissa toucher quelques instants par la chaleur du regard du jeune homme. Il l’aimait. Le convoi arriva à destination quelques jours plus tard. En posant le pied sur la terre ferme, sa tante, qui ne lui avait pas adressé la parole depuis plusieurs jours, lui dit :
- « Tu vois, je t’avais dit que tu l’oublierais vite ! Et puis il y’a ce jeune homme, Rico si je ne m’abuse. Il ne te laisse pas de marbre, si ? »
- « Ce n’est pas un gamin qui va me faire oublier l’amour de ma vie ! »

Amélie la fusilla du regard et tourna les talons dans un silence lourd de reproches. Jamais elle n’oublierait Max, son labrador, premier et unique amour lâchement abandonné en Angleterre.


Eugène, accroché à son cigare

Eugène avance d'un pas lourd. Le ciel est bleu, son esprit est sombre. Sa fiancée Samantha a le visage éclairé, il rumine. Sur des chiffres. Ceux des pertes colossales enregistrées ces dernières semaines dans les portefeuilles de ses clients. Lui, le fils d’agriculteur, a beau s'époumoner à jongler avec achats, ventes, transactions au millième de seconde, marché à terme et autres, même les logarithmes s'en arrachent les cheveux. Les bourses crachent leurs poumons et le cigare qu'il tient entre ses doigts n'est sans doute qu'un dernier mirage d'un temps d'opulence bientôt révolu.

La femme a ses côtés, par contre, il compte bien ne pas la laisser s'échapper en fumée. Elle est la garante de jours moins sombres. Riche héritière, comme dans les romans du 19e, elle garde sa légèreté. Même pas dépensière, non, rêveuse et idéaliste, sa fortune à venir la met à l'abri des inquiétudes nécessaires au commun des mortels.

Samantha est un investissement précieux, se dit Eugène, elle est pour moi une stratégie semblable à celle de certaines plantes qui assurent leur avenir en ayant deux moyens de reproduction… Tenez, les pommes de terre par exemple. Tout le monde a bien planté un tubercule un jour, mais qui pense que le plant de pommes de terre, comme toute autre solanacée, produit aussi des fleurs et par conséquent des graines. Samantha est ma pomme de terre à moi : une fortune juteuse comme un gros tubercule et des dépenses aussi légères que des akènes qui volent au vent.

Et ce n'est pas Loulou, qui me coûtera… trois croquettes et c'est bon. Vraiment, pour ces deux-là, je n'aurai pas à dépenser. Je pourrai préserver mon magot à moi. Auquel je ne toucherais pour personne d'autre.

À cette pensée, le pas d'Eugène se fait plus léger.


Jacques, pipe en liberté

Il faisait chaud, très chaud. Assis dans le cagibi qui lui servait de logement, Jacques se sentait écrasé par la canicule. Pourtant, il avait tant bien que mal créé un courant d’air : il avait ouvert en grand le vasistas au-dessus de sa tête ainsi que la porte de sa chambrette. Mais rien n’y faisait. L’atmosphère restait irrespirable et une chape de plomb s’était abattue sur ses épaules. Jacques se réveilla en sursaut. Son cœur battait à tout rompre et de grosses perles de sueur s’écoulaient de son front et embrouillaient son regard.

Un instant, il s’était assoupi, écrasé par la fournaise. Mais très rapidement son esprit s’était envolé vers des souvenirs insupportables. Son inconscient l’avait replongé dans la moiteur de la cellule. À nouveau, les relents de nourriture avariée et les râles de son compagnon de cachot avaient assailli ses sens. Un frisson le parcourut. Combien d’années lui faudrait-il pour renaître à une autre vie ? Il savait que le principe était de payer le prix de ses actes, mais c’était comme si la dette demeurait, impayable, éternelle. Plus encore, il s’était rendu compte qu’il reproduisait les habitudes acquises en prison dans sa vie de gracié : une vie gâchée par une justice expéditive et un trop long séjour à l’ombre.

L’air vint à lui manquer. « Il faut que tu bouges ! » Il étira chacun de ses membres, doucement. Il inspira profondément et se releva. Sa carcasse occupait toute la hauteur des combles. Calmement, il mit sa casquette, s’empara de sa pipe et de sa blague à tabac. Il sourit. La liberté avait décidément un parfum de caramel. Dès sa sortie de l’immeuble, un petit vent chaud caressa ses épaules. Son cœur reprit un battement plus régulier. Il marcha à grands pas, savoura la gymnastique de ses membres inférieurs dans un espace qui lui semblait infini. Arrivé à la Grande Jatte, il se choisit un coin à l’ombre. Il sortit sa longue pipe en terre et l’alluma consciencieusement. Il se réjouissait déjà des premières bouffées qui lui ouvriraient les portes du temps présent.


Henriette, blanche pureté

Par un beau dimanche d’avril 1978, je fête mes 98 ans. Je vis encore dans la maison de ma grand-mère maternelle, c’est elle qui m’a élevée à la mort de maman. Je ne me suis pas mariée et je n’ai pas eu d’enfant. Par contre, j’ai eu beaucoup d’amants, parfois deux ou trois en même temps. Ça se faisait tout seul. Pourtant à me voir, on m’aurait donné le bon Dieu sans confession. Pour baiser heureux, baisons caché(s). L’époque était cruelle à l’égard des femmes qui voulaient disposer d’elles-mêmes. De ce point de vue, racheter la maison de grand-mère fut un excellent investissement. Si cette bâtisse élégante pouvait parler… on se retrouvera sous peu, mes amours. Dans le cas contraire, on aura foutrement bien fait d’en profiter.

J’ai autour de moi ma nièce, qui a 75 ans, ses enfants et petits-enfants. La dernière de ses petites-filles a 5 ans et s’appelle Julie. Elle est habillée tout de blanc, avec un chapeau assorti, ce qui va bien à son teint clair, ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu profond.
Je la vois s’élancer vers le jardin et l’étang aux canards, je la suis, encore souple malgré mon grand âge. Sa mère nous rejoint, attentive. Je regarde la petite jeter des cailloux dans l’eau, comme je le faisais jadis quand j’allais me promener le dimanche avec maman, je crois que le lieu s’appelait la Grande Jatte, ou alors cela y ressemblait fort. C’était le bonheur. Je devais avoir 5 ans. À cet âge-là, on n’imagine pas que sa maman peut mourir soudainement, ne plus jamais être là. Ça arrive dans les contes de fées, pas dans la vraie vie.

Maman a commencé par se sentir mal. Elle s’est alitée quelques jours, mais elle ne se rétablissait pas. Le médecin est venu. Il a parlé en secret avec papa. Après, tout est allé très vite. Maman est morte. Encore aujourd’hui, j’ignore quelle maladie l’a emportée. Papa et mes sœurs ne m’ont rien dit. Ce n’est pas faute d’avoir insisté pour savoir. J’étais la cadette et j’ai été envoyée chez ma grand-mère maternelle, que j’appelais Nanou. Ce devait être provisoire, mais finalement, je ne suis jamais retournée vivre avec papa et mes sœurs. Je ne les voyais que lors de leurs visites à Nanou.

J’aimais mes sœurs et mes sœurs m’aimaient. Elles m’écrivaient souvent, du moins au début. Puis elles ont grandi et ne m’ont plus écrit. Ce n’est pas qu’elles ne m’aimaient plus ou qu’elles m’avaient oubliée, mais comme disait Nanou, elles avaient leur vie. Elles se sont mariées et je les retrouvais, tantôt l’une tantôt l’autre, quand elles venaient chez Nanou. Il n’y a qu’à Noël que toute la famille était réunie. Papa venait avec sa nouvelle épouse. Je les tenais à distance, leur adressant la parole le moins possible, et toujours poliment, comme à de parfaits étrangers. Même adulte, je n’ai pas cherché à me rapprocher de mon père. Je n’ai pas assisté à ses funérailles.

Je regarde Julie, si gaie, qui joue au ballon avec sa mère. Son père fait semblant de ne pas pouvoir attraper le ballon et la petite rit aux éclats. On dirait que ça va durer toujours. Je me plonge à nouveau dans mes souvenirs. J’écris au père Noël pour qu’il ramène maman du ciel où elle est allée. Quelle tête elle ferait Irène, ma belle-mère, quand maman apparaîtrait ! Ça m’était bien égal. Mais c’est moi qui ai fait une drôle de tête quand j’ai compris que le père Noël n’avait pas donné suite à ma demande. J’ai attendu jusque longtemps après minuit, mais le miracle ne s’est pas produit. Pourtant monsieur l’abbé avait dit que, si on a la foi qui renverse les montagnes, tout est possible. Si on a la foi comme la petite fille que j’étais, le royaume des cieux m’appartiendrait, pas à moi toute seule mais assez pour être sûre que maman allait revenir près de moi.

Je me revois, comme là dans ce tableau de Seurat, heureuse, confiante, la main dans la main de ma mère et l’espace d’un instant, nous sommes à nouveau ensemble.


Alexandre, journaliste debout

Printemps 2019 – Un haras en Normandie
« Les chevaux, c’est une histoire de toujours. Le cheval est un miroir, on apprend à communiquer avec lui, c’est un grand professeur », dit-elle de façon réfléchie.
Florence est passionnée d’équitation, scientifique et entrepreneure.
Alexandre sait qu’il tient un bon ‘scoop’ pour sa revue Cheval et Science. Il est journaliste et influenceur ‘e-digital’. Sa passion, les ‘non-voyants’ et comment les aider de manière digitale dans le monde équestre.
« Alexandre », reprit-elle, « ton investigation permet à des cavaliers ‘non-voyants’ de faire de l’équitation en ‘autonomie digitale contrôlée’. C’est formidable ! Tu sais que le cavalier non-voyant, assisté par un crieur, a besoin d’indications sonores ».

Printemps 2024
Alexandre et Florence sont invités au Prix du Jockey Club, organisé pour les non-voyants.
Le Tout-Paris s’y retrouve ainsi qu’une quantité impressionnante de reporters spécialisés.
La technique d’assistance aux cavaliers malvoyants est à son apogée.
À la fin du concours, ravis et enthousiastes, Alexandre et Florence vont se promener ce dimanche après-midi sur l’île de La Grande Jatte.
Pour l’occasion, Alexandre a prévu un petit container frigorifique portable avec 2 coupes de champagne et une bouteille millésimée qu’il dépose près d’un arbre à l’abri des regards.
« Tu sais », dit-il, « j’ai rédigé des dizaines d’articles, j’ai envoyé des ‘capsules virtuelles’, j’ai frappé aux portes à la recherche d’e-investisseurs pour ce projet. À Washington, j’ai vu dans un musée un tableau de Seurat, intitulé ‘Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte’. Je vois son pinceau tapoter la toile avec une précision artistique extraordinaire comme une application digitale (rire). Cet instant est magique. Visualises-tu ce tableau ? »
Florence se met à rire et de sa main lui prend le visage avec bonhommie, ravie de l’instant.
Alexandre en chemise blanche et Florence en robe rouge célèbrent ainsi heureux le brevet obtenu pour leur nouvelle application digitale ID la plus moderne au monde à destination des cavaliers non-voyants leur permettant de déposer ainsi de manière autonome des balises sonores sur leur parcours.
Alexandre fait un tweet à son cercle de connaissances et marquera l’instant sur Instagram.


Léontine, enfin assise au bord de l’eau

Six heures du matin. Il fait froid dans la cuisine. Je prépare les petits déjeuners de Madame et de Monsieur, je raccommode un trou minuscule de mon tablier. Madame n’aime pas quand ça fait négligé. « Une femme de chambre se doit toujours de faire honneur à ses maitres ». Et blablabla. Je ne suis pas en forme ce matin. L’odeur du pain grillé nappé d’œufs brouillés me soulève le cœur. Dingeling ! La sonnette de la chambre de Monsieur. Je lui monte son plateau. Il me regarde de méchante humeur le placer adroitement sur la table de chevet en marbre rose. Dingeling ! Madame reçoit le sien. Elle, au moins, le matin, elle a bonne mine. C’est pour m’annoncer tout de go :
-    Léontine, on va se prendre un goûter à la Grande Jatte aujourd’hui. Le temps le permet et cela fait si longtemps. Nous partons en début d’après-midi.
-    Mais, Madame, vous m’aviez promis mon dimanche après-midi !
J’ai presque crié, plus fort que je ne l’aurais voulu.
-    Ah oui, c’est vrai, vous prendrez votre dimanche entier la semaine prochaine.

Je sors de la chambre, résignée, en pensant à tout ce que je vais devoir faire avant le départ. Récurer le sol de la cuisine, ranger les plateaux du petit déjeuner, préparer le repas du midi, confectionner les gâteaux pour le goûter en plein air, cirer les chaussures de Monsieur, épousseter le chapeau de Madame. J’ai à peine le temps de souffler qu’il est déjà 14 heures. La voiture nous attend dans la cour. Charles ouvre la porte de la berline pour permettre à ses maîtres de prendre place à l’intérieur, tandis que je me faufile à côté de sa place, en hauteur. Je suis épuisée par cet effort. Mes traits sont livides et je manque de tomber la tête la première sur le pavage de la cour. Après une demi-heure de course, nous atteignons la berge de la Seine, près de l’embarcadère où se presse une foule de barques de différentes formes et tailles. Un batelier nous fait monter dans une grande embarcation. Le roulis léger de l’eau ne me fait pas du bien. Je m’accroche au bastingage et Madame se moque gentiment de moi en observant mon haut le cœur :
-    Léontine, ce n’est pas l’océan, tout de même.

Nous ne sommes pas seuls sur l’île. Des bourgeois s’y baladent accompagnés de leurs animaux de compagnie ou de leurs serviteurs. L’air frais me redonne des couleurs. Je m’installe par terre au bord de l’eau. Madame, debout et songeuse, observe les reflets argentés se mouvoir sur l’eau tranquille. Je pose discrètement les mains sur mon ventre à peine rebondi et profite de ces derniers instants de quiétude. Quand Madame saura, plus rien ne sera comme avant.

Textes écrits, du 14 au 18 avril 2020, par - dans l'ordre d'apparition - Ariane Jouniaux, François-Marie Gerard, Hugues De Lombaert, Isabelle Slinckx, Jeanne-Marie Hausman, Patricia Tassile, Philippe d'Huart et Sabine Mammerickx

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