Dans 100 ans

Des histoires du 18 mai 2120. Quelques mots imposés. Pour le reste, la liberté… Enfin, ce qu'il en reste !


18 Mai 2120 – Débat au Parlement de la Confédération Occidentale - Philippe d’Huart

« Monsieur le Président, attention aux dérives du traçage. La vie privée est une respiration indispensable. Elle est aussi vitale socialement que le sommeil l’est biologiquement », déclare un député devant l’Assemblée.
xcE-yM-V12*, industriel et arrière-petit-fils d’un ‘entrepreneur de génie’ du 21e siècle prend la parole et répond: « Messieurs, le fait est que le numérique a avalé le réel tel un univers en expansion qui cannibalise tout autour de lui ».
De fait, des drones urbains régissent la circulation, la mobilité, les manifestations.
Les transmissions d’informations, les choix électoraux et les décisions médicales sont dictées par l’Intelligence Artificielle (IA). La finance et les assurances sont adoubées par des algorithmes ultra-rapides.
« L’homme (l’Humanité) doit se recycler. Soyons honnête » dit notre homme, laconique.
« Oui, mais est-ce que le seul moyen d’être honnête, c’est d’être mis sous surveillance ? Si la réponse est oui, cela signifie que l’on a inventé l’honnêteté totalitaire** » déclare avec vigueur un opposant majeur au régime en place.
xcE-yM-V12 clôture l’interview d’un mot consensuel. « L’avenir de l’Humanité nous le dira ». Il sent alors dans sa veste une vibration qu’il cherche à tâtons. Oui, c’est son ‘couteau de poche multi usage/média’. Une ‘capsule sonore’ lui est adressée électroniquement par ses actionnaires : « Président, nous vous remercions pour votre prestation. Par sécurité sanitaire, nous vous mettons en quarantaine. Vous trouverez dans le frigo des légumes frais et vos boîtes de conserves préférées. Vous pourrez facilement les ouvrir avec votre couteau de poche, les instructions de cuisson sont sur la clé numérique, ainsi qu’un documentaire de divertissement de notre part. Votre famille part à la Côte pour la Pentecôte » rajoutent-ils.
* Inspiré par Elon Musk, DG de SpaceX et Tesla, qui a donné ce type de ‘nom codé’ au dernier de ses enfants né en 2020.
** Phrases inspirées du livre L’homme nu : La dictature invisible du Numérique de Marc Dugain.


ErnestAriane Jouniaux

Chemise blanche à col cassé, veston noir impeccablement coupé, joues fraichement rasées, Ernest jette un coup d’œil presque satisfait à son miroir de poche. Qu’est-ce qui cloche ? La raie ! Elle n’est pas du bon côté. D’un claquement du majeur contre le pouce, le jeune homme fait passer la masse de cheveux de droite à gauche. Ça y est ! La voilà couchée comme un i en travers du crâne, comme il aime. D’un nouveau frottement des doigts, Ernest fait apparaitre une écharpe de soie blanche autour de son cou. D’un pas décidé, il quitte la maison, sans oublier l’étui de vieux cuir qui attend au garde-à-vous près de la porte d’entrée.
Ernest est très attaché à cette antiquité qui lui vient d’un grand-oncle lointain. À l’époque, il parait qu’on fabriquait ce genre d’objet dans des ateliers après avoir sélectionné les peaux et les feutres avec beaucoup de soin. Chaque étui était cousu main, avec une grosse aiguille recourbée. À la mort de son ancêtre, la technologie était passée par là, les étuis arrivaient de Chine par paquebots entiers. Certains disent que c’étaient des enfants volés cachés dans les soutes qui les fabriquaient pendant les traversées. Ernest ne sait pas trop ce qu’il faut croire. C’est quand même vachement plus cool maintenant ! Basta les vêtements, cosmétiques et autres polluants encombrants : il suffit de se placer face au M.I. Mirror et de penser son apparence. Quand les effets secondaires de l’hypochlorite de sodium ont été confirmés par la communauté scientifique, MicrApple a développé en six mois un modèle mathématique permettant de palier les désagréments liés à la dématérialisation. Ernest croit se souvenir que ça date de l’époque du Covid 27.
Les pas du jeune homme l’ont amené au lac.
En ce 18 mai 2120, comme chaque matin à 7h15, Ernest ouvre son étui. Sa trompette brille dans le soleil levant. Comme son oncle Gegène 110 ans plus tôt, le jeune homme porte ses lèvres sur l’embout de l’instrument : « Coucou hibou, coucou ». Bonjour la Grande Jatte !


Mamie DoSabine Mammerickx

- Léna, viens mon chaton.
Je suis mon père docilement, je mets ma menotte dans sa main et nous nous apprêtons à sortir. Je déteste enfiler ce scaphandre, il me donne chaud, j’ai l’impression d’être un poisson dans un bocal de verre. Devant notre maison passe le Grand Tapis : nous montons dessus. Papa est un peu pressé et nous passons de suite sur la troisième bande qui glisse deux fois plus vite que la première. Hihi, j’oublie le scaphandre et me laisse entrainer par la vitesse prodigieuse du moyen de transport qui nous conduit en moins de 10 min au quartier sécurisé, celui de Mamie Do. Quelle histoire ! Il faut plus de temps pour montrer patte blanche en entrant dans la zone des 5°AGE que pour traverser toute la ville ! Ouf, enfin devant le pavillon joli et fleuri de mon arrière-grand-mère. Mon père va faire ses papiers et chipoter un peu partout dans la maison. Je ne dois pas le déranger. Après avoir enlevé cette mocheté de scaphandre en entrant dans la maison, je me dirige tout droit dans notre jardin secret à Mamie Do et moi. Elle m’attend, en souriant. Son regard un peu perdu retrouve vie quand elle me voit arriver.
- Lénette, ma poupée. Viens me donner une bèze, assieds-toi.
Notre jardin secret, c’est cette pièce remplie de livres. Madame Fanny, en début d’année, nous en a montré un. J’ai rougi quand j’ai entendu tous les autres élèves dire « Oh, wouaaah », car moi, j’en avais déjà vu, plein ! Mais ce ne sont pas tant les livres qui m’intéressent, c’est l’album photos de Mamie Do. Chaque fois que je le regarde, mon cœur bondit.
- Je suis née en 2020, l’année du masque. Regarde cette photo prise par mon père lors de ma naissance. Seuls mes parents m’ont vue quand je suis née, car le pays a été confiné 3 mois d’affilée et personne d’autres n’est venu à la clinique. Après cette longue période, l’État a décidé que la population ne sortirait plus jamais dehors sans protection.
J’adore quand Mamie Do me raconte encore et encore ses histoires de quand elle était petite. Je les connais par cœur, comme les photos en « papier » que j’observe avec fascination.
Je trépigne d’impatience. Mamie Do sait. Elle sait que le rite entre nous est de terminer l’album avec La photo, celle que je préfère et que je voudrais rien que pour moi. C’est bien avant sa naissance à elle, au 20°siècle, on peut voir des tas de gens en jeans et tee-shirts colorés. C’est la nuit. Ils sont tous collés les uns contre les autres, sans protection, ils lèvent tous les mains, les yeux comme avec de la lumière à l’intérieur et ils chantent, les regards tournés vers une scène où un homme à la coiffure bizarre tient un micro et semble comme porté par l’enthousiasme de son public. D’habitude, cette photo me fait rire. Je ne sais pas pourquoi, mais aujourd’hui, j’ai envie de pleurer.   


Le vaccin - François-Marie Gerard

- Chers administrateurs de Puxotis, cinquante-trois heures quarante-huit minutes et vingt-quatre secondes. Record battu. Notre réseau d’ordinateurs n’aura eu besoin que de ces quelques heures pour synthétiser le « vaccin » ZZY3 qui permettra de se protéger de ce qui aurait pu être une nouvelle pandémie. Il y avait déjà quelques centaines de morts lorsque le laboratoire parisien de l’OMS a établi la carte génomique du virus. À partir de là, il suffisait de laisser tourner nos superordinateurs. Bien sûr, nous pouvons nous attendre à ce que certains médecins traditionnels disent à nouveau que le vaccin n’a pas été testé sur l’homme. Mais rassurez-vous, leur petite rébellion ne nécessitera même pas de gaz lacrymogène pour disperser cette petite dizaine de trublions. Il nous suffira de leur projeter notre documentaire qui réexplique que, depuis une trentaine d’années, notre société n’utilise plus ces techniques ancestrales totalement inutiles puisqu’on sait exactement comment seront produits les anticorps et comment ils pourront être développés grâce à notre puce implantée à la naissance dans le cerveau de chaque individu. Dès que vous aurez donné votre accord, chaque humain recevra instantanément son programme personnalisé. Deux jours plus tard, ce foutu virus ne sera plus qu’un mauvais souvenir. À cinquante mondios l’implantation, à nous les milliards !
- Merci, madame la Présidente-directrice générale. En bon comptable de notre société, laissez-moi regretter cependant ces temps bénis, il y a 50 ans, quand la Terre était encore peuplée de 9 milliards d’humains. C’est vrai que la hausse de 7°C de la température moyenne nous aura libéré de tous ces pauvres qui n’ont pas pu la supporter. Nous sommes désormais entre riches. Au moins, ils pourront tous payer les 50 MDS nécessaires. Ça nous fera 100 milliards de chiffre d’affaires pour un coût réel de 10 milliards. Je donne mon accord pour l’implantation immédiate du vaccin électronique.
- …
- Il me semble qu’il y a unanimité parmi les membres de notre Conseil d’administration. Je me tourne quand même vers le représentant honorable de l’ONU ? Pas d’objection ? Très bien, on y va. Monsieur le Directeur opérationnel, vous pouvez lancer l’implantation. Dès que vous pouvez, transmettez-nous les résultats.

- Madame la Présidente-directrice générale. Le programme ZZZ3 vient d’être implanté chez les 2 milliards d’humains. Nous attendons la confirmation du traitement…
- ZZZ3 ? Ce n’était pas le ZZY3 ? Que disent vos écrans ?
- Attendez, ça apparaît. « Game ov… »


Mai 2120Patricia Tassile

La mise en demeure ultime vient de s’afficher sur sa montre.  La démolition est programmée pour demain 8 heures. Boris en a le cœur serré. J’ai été bien inspiré d’aller revoir la maison la semaine passée se dit-il. Dire que j’ai hésité à prendre le service à café de maman, la nappe en dentelle de mamy, le train électrique de papy. Pour moi, ce sont des merveilles. J’avais ce jour-là, à titre exceptionnel, l’usage du shuttle pour une demi-journée. À condition de déposer au passage deux autres personnes à l’oasis Annabelle et d’y déposer un colis urgent. J’ai profité du luxe de disposer ensuite du véhicule pour moi seul. J’ai fini par remplir l’habitacle. J’ai logé avec peine derrière mon siège le ficus interdit parce que trop grand. Je l’ai dissimulé sous une couverture en laine, agréé celle-là par l’État Suprême, qui a banni au maximum les matières synthétiques.
Solène, la compagne que le robot conjugal m’a assigné, se demande pourquoi je me suis chargé de  ces vieilleries.  Elles encombrent l’espace réglementaire de 40 mètres carrés pour deux, mis à notre disposition par l’État Suprême. Solène en est agacée. Elle a dû serrer un peu plus ses propres affaires.  Elle m’espionne j’en suis sûr. Pour être agréable à l’État Suprême, elle se débarrassera de mes reliques et tentera de me convaincre que c’est pour mon bien. 
Depuis l’enfance je savais que la maison ferait l’objet d’une démolition systématique, en application de la loi sur la gestion de l’habitat, stipulant dans sa partie première, que tout bâtiment antérieur à l’an 2000 devait être détruit dès le décès des habitants y domiciliés au 1er janvier 2100. À sa place, on construira des logements zéro pollution, très fonctionnels, de taille mesurée, depuis que les familles nombreuses sont interdites. Est-ce un bien, est-ce un mal, alors que nous sommes vingt milliards d’humains sur la terre ? 
Quand aurais-je un enfant ? Solène en veut, pas moi, pas dans un monde comme celui-ci.  Solène est parfaite mais je ne l’aime pas. Mon manque d’amour s’il se voyait serait considéré comme un dysfonctionnement majeur. J’ose à peine me l’avouer, de peur d’être exilé dans la zone des inadaptés sociaux de tout poil. Il court des bruits sur cette zone. Rien que d’y penser, je suis terrifié. 


2120 - Jeanne-Marie Hausman

24 mai 2120, un soleil rougeoyant annonce la fin d’une journée torride. Il est temps de calfeutrer les ouvertures du bunker, la tempête de sable s’annonce déjà au loin. Un instant, le jeune artiste cède aux charmes du paysage et observe les grands tourbillons qui balaient l’horizon dévasté. Jérôme se secoue. Il prend son courage à deux mains, s’empare des tissus gris effilochés, tâchés d’huile et se dirige vers la porte blindée. Il dépose les étoffes et pousse de toutes ses forces. Les gonds sont de nouveau remplis de sable. La manœuvre va être difficile.
Soudain, le jeune homme relève ses mèches blondes. Un gros nuage de poussière pourpre s’est formé et s’approche de son refuge. « Merde, de la visite. » Il dégrafe le masque de sa ceinture et le porte à son visage. « La tuile ! Si le bunker n’est pas bouclé d’ici une demi-heure, j’en ai pour trois jours à tout désensabler. » Une silhouette motorisée apparaît au cœur du brouillard épais. Un instant, le cœur de Jérôme s’emballe : la milice du gouvernement ? Il frotte ses grosses lunettes intégrales à moitié rongées par les particules acides contenues dans l’air ambiant. Il soupire… L’individu n’arbore pas l’uniforme marine des snipers gouvernementaux. À y regarder mieux, sa tenue noir et kaki, de bonne facture, son casque vert émeraude et ses bottes de combat en cuir lui donnent l’allure des révoltés du Balkap.
La moto s’arrête devant la porte. L’inconnu lui adresse un signe de main. « Mais qu’est-ce qu’il me veut celui-là ? » La tension est palpable. Jérôme regrette d’avoir tant tardé à fermer le bunker et surtout d’avoir laissé son arme de poing dans les coussins du divan. « Le gîte avant la nuit, au nom de moi et des tiens ! » L’étranger a parlé d’une belle voix de basse. Son interpellation d’un autre temps a fait dresser l’oreille de Jérôme. Au nom de moi et des tiens, la vieille devise post-covid et d’avant le cataclysme climatique. Les souvenirs se bousculent. C’était leur manière de saluer les vieux survivants, quand, avec son grand-père, il leur ramenait quelques légumes desséchés glanés dans les champs. C’était dans le monde d’avant, quand le sable n’avait pas encore englouti les terres arables.
Jérôme s’écarte. La silhouette entre et remercie d’un signe de la main. Le jeune homme en profite pour pousser d’un coup d’épaule la porte qui crisse sous la butée. Les pensées en pagaille dans la tête, il place soigneusement les tissus de manière à rendre l’ouverture la plus hermétique possible. Il se relève, se retourne. « À nous deux ! »

Textes écrits entre le 18 et le 24 mai 2020

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