Des chansons pour écrire

Des chansons choisies par une d'entre nous, réparties au hasard, avec un bout de paroles à placer quelque part. Le jeu d'écriture démarre, en toute liberté…

Les amants d'un jour  - Édith Piaf / Jeanne-Marie Hausman

10 mai 2020, vingt et une heures. Il a fait moche aujourd’hui. Moche dehors et moche dedans. Décidément, je n’aime pas les fêtes des mères. Je ne les ai jamais aimées. Je suis là devant mon évier les mains dans l’eau savonneuse déjà grasse et j’ai le cafard. Ce qui est censé être un moment de célébration a encore tourné au cauchemar. On dirait que ça excite les sales caractères et qu’ils choisissent ce jour-là pour t’insulter, pour gâcher ton plaisir et te faire payer leur mauvaise humeur. Je vais chasser les idées noires en écoutant la radio. La station des vieux machins, c’est un bon plan. La grande Édith ! « Moi j’essuie les verres au fond du café »…
13 mai 1956, quinze heures… Maman m’a fait deux tresses sur le dessus de la tête. J’ai enfilé ma robe bleue du dimanche et chaussé mes souliers cirés à la graisse. La température a chuté pendant la nuit : « C’est les saints de glace, ma Poulette ». Maman adore m’appeler ainsi, c’est son privilège. Je traine un peu les pieds dans la cuisine, je ne sais pas comment l’aborder. J’ai confectionné à l’école un collier de pates que je cache précieusement dans ma poche. Je me suis appliquée à bien peindre en rouge chaque macaroni, j’ai appris ma poésie et du haut de mes cinq ans, je me sens une grande fille.
« Marie ! ». Mon père tonitrue depuis l’entrée. Tout d’un coup, maman a l’air de rapetisser autant que ses yeux s’agrandissent. Le temps s’arrête. J’entends le souffle rauque du paternel derrière moi. « Qu’est-ce que tu fous ! Mon café, il se fait tout seul ? » Les mains un peu tremblotantes, ma petite mère s’empare de la cafetière posée sur la cuisinière à bois. Le café a recuit toute la matinée. Elle verse délicatement le breuvage dans la tasse en porcelaine ébréchée du dimanche. Quelques gouttes brûlantes s’échappent et viennent piquer la main de mon père ! « Maladroite ! » Sa grosse paluche vient de renverser ma mère au sol. Elle m’entraine dans sa chute, je pleure. « Faut toujours que la pisseuse traîne dans tes jupes ! »
13 mai 1956, quinze heures. Je me souviens. Mon père est sorti. Ma mère a allumé silencieusement la radio. Elle a essayé d’essuyer mes larmes en vain. « Moi j’essuie les verres au fond du café… » Mon collier de pates en mille morceaux dans le fond de la poche de ma petite robe bleue du dimanche…


Le régiment des mal-aimés - Serge Reggiani / Philippe d’Huart

« Moi mon drapeau, c’est un baiser ! » s’esclaffe Ludovic, une mèche rebelle sur le front. Il a la pêche ! Treize ans et fougueux, il regarde Gill, sa copine, cheveux châtains, le regard enjoué.
« Gill, elle est trop belle » résume-t-il dans ses pensées. Elle vient du village d’à côté, à 7km.
Ce soir c’est le Bal Populaire dont ils raffolent l’un et l’autre. Les lampions, la sono à gogo, la danse enivrante. L’odeur des saucisses, des oignons cuits et brunâtres. Les convives qui s’amusent bruyamment.
Le ciel est étoilé. « Ludo, se dit-il, il fait bon chaud auprès de Gill, dans sa belle robe orange ». Mais Ludovic tente de vaincre une peur qui lui tient le ventre, car il n’a jamais connu une telle émotion. Pourquoi ? Parce que son cœur se bat comme un petit soldat.
Il est un meurtri de la vie et certaines choses doivent cicatriser.
La mère de Ludovic, Anne, qualifie parfois de ‘régiment des mal-aimés’ sa cellule familiale. Elle qui élève seule 4 enfants : Ysaline, Brieult, Ludovic et Annabelle.
Le sourire de ses enfants est cependant son armée ! Anne est comptable dans une entreprise locale et ‘trapéziste de la Vie’ comme le dit avec humour Brieult, son fils aîné.

Gill contemple Ludovic. Elle apprécie qu’il s’exprime. « Papa s’est fait la belle après la naissance d’Annabelle avec une fille de passage » enchaîne Ludovic. « On ne l’a jamais revu ».
Et il continue : « Ysaline, ma sœur aînée, s’est enfui de la maison pour retrouver son copain.
Elle était déjà ailleurs ! »
À nouveau, un silence de marbre prend toute la place avant que Ludovic se mette à cracher ce que tout le monde savait pour Georges et sa maman. « C’est sa maîtresse. La honte » dit-il. « Nous sommes des petites merdes pour lui », renchérit-il.

À ces mots, Gill l’embrasse sur la joue, dans un élan spontané de tendresse.
« Voilà ton drapeau, Ludovic » dit-elle.
La musique s’amplifiait et la piste de danse se remplissait sous le rire général.
Un amour simple, cela dure toujours, se dit Ludovic. Non ? Il veut en toucher un mot à Gill puis se ravise. Il sent que l’écorce qui recouvre son cœur se détache laissant couler un nouveau flot d’amour.


On ne voit pas le temps passer – Jean Ferrat  Hugues De Lombaert

Les verres ne faisaient que monter et descendre depuis une bonne demi-heure. Il me fallait me forcer pour suivre la cadence de Tonton. D’aussi loin que je me souvienne, mon grand-oncle avait toujours eu une bonne descente. L’air frais de sa cave à vin était devenu, au fil des ans, une sensation réconfortante. Entre deux gorgées de rouge, je me remémorais les après-midis passées à apprendre l’art du vigneron. On peut dire que tonton était plus qu’un oncle pour moi. Il avait assuré une grande partie de mon éducation quand papa était à la guerre. Planter, arroser, cueillir, presser, reposer… Le vignoble familial n’avait plus de secret pour moi.
Il reposa son verre d’un geste sec, et me fixa en caressant sa moustache : ”Viens par ici gamin, j’ai quelque chose à te montrer !”. Dans le coin de la cave se trouvait une grande cuve en bois de la taille d’une baignoire. Il s’approcha puis leva une jambe et la déposa dans la cuve, la seconde suivit. D’un pas lent mais assuré, il commença à piétiner les raisins qui se trouvaient dans le fond. “C’est comme ça qu’mes anciens faisaient, quand on n’avait pas d’machine”. Un fin filet de jus de raisin coulait par un petit robinet pour aller se jeter dans une autre cuve, plus petite. “Tu veux essayer ?”. Il n’eut pas le temps de finir sa question que j’étais les deux pieds dans le jus. J’étais loin de me douter qu’on pouvait faire du vin avec les pieds. La sensation était agréable, je me pris vite au jeu. “Et donc, ils devaient faire ça après chaque récolte ?” lui demandais-je. “Oui, chaque récolte, chaque année. Pour te dire, le frère de mon père est décédé alors qu’il était en train de fouler le raisin. Il avait 89 ans, brave homme qui a passé sa vie à s’occuper du vignoble. Sans lui on n’aurait rien.” J’avais beau apprécier la sensation du raisin frais sur mes pieds, je m’imaginais mal faire ça jusqu’à ma mort. Encore moins lâcher mon dernier souffle dans un cuve remplie de raisins. Mon oncle qui avait remarqué mon air consterné sortit et s’assit sur le côté. Lui qui affichait toujours un air sérieux avait laissé un large sourire se dessiner sur son visage.  “Tu sais gamin, quand une vie se résume en millions de pas dérisoires, autant savoir dans quoi tu marches”.


Je voudrais tant que tu comprennes – Marie Laforêt / François-Marie Gerard



Je voudrais tant que tu comprennes
Toi que je ne viendrai pas voir
Que l'on peut avoir de la peine
Et sembler ne pas en avoir
Le cœur blessé encore sourire
Indifférent apparemment
À cet espace qu’il faut tenir
À tout moment rester distant

L'âme éperdue, sauver la face
Chanter des larmes plein les yeux
Et dans un univers de glace
Donner l'impression d'être heureux

Je voudrais tant que tu comprennes
Puisqu’on ne peut se réunir
Que malgré tout, vois-tu, je t'aime
Et que j'ai mal à en mourir

Je voudrais tant que tu comprennes
Même si on reste séparés
Que je t'aime plus que moi-même
Et que je ne peux t'oublier
Maman, je ne peux t'oublier

Texte de Georges Pirault, légèrement adapté


Pas toi - Jean-Jacques Goldman / Isabelle Slinckx

Dirk soupire. Quatrième sms à Maria qui reste sans réponse. Le premier date de 13h57, le suivant de 14h06, puis il a pu se raisonner, se dire qu'il devait lui laisser le temps, ne pas être trop insistant. Il avait donc attendu deux longues heures avant de réessayer. Toujours rien. Occupée, téléphone oublié, batterie plate... ? Pâles excuses éculées...Elle prenait leur relation très à la légère depuis quelques temps. Lui pourtant sentait toujours le feu qui lui dévorait le bas-ventre à la seule évocation de sa silhouette fine et sportive.
Ses yeux tombent alors sur son début de ventre de jeune cinquantenaire, on finit tous comme ça les hommes non ? Il avait senti les regards de biais, tendus, méprisants peut-être de Maria vers son ventre naissant les dernières fois au lit. 'Tu manges trop de sucreries', avait-elle asséné d'un ton qui lui ne portait pas la moindre trace de douceur...
Doit-il accepter alors n'avoir été qu'un feu de paille pour elle et non le grand brasier dont il rêvait...
Dirk soupire. Ses yeux se posent maintenant sur la page blanche de son ordinateur. Il aime bien dire ça, lui qui a connu l'époque des vraies pages blanches de papier au début de sa carrière. Un document Word vide, c'est bien comme une page blanche. Celle qu'il doit remplir pour 'toucher l'audience' : vendre, face à la concurrence, dans un contexte des rentrées publicitaires en déclin, à un public de plus en plus blasé et indifférent, endolori et endormi.
Il a eu des idées brillantes ces derniers temps, lyrisme nourri par la passion dramatique qu'il portait à Maria. Le coup des enfants en bas-âge qui meurent mystérieusement d'un syndrome pourtant jusque là extrêmement rare avait bien rapporté. Public angoissé, actionnaires contents.
Un sourire de chasseur de proies découvre ses dents, pour ça au moins il est bon, trouver ce qui va jouer sur l'émotion, susciter des clics, faire rentrer des sous, comme au casino... dans le privé, certaines semblent le considérer comme un loser et ne daignent même pas rompre d'un mot poli mais dans son job, il a été bon et l'est encore... alors... quelle arme aujourd'hui pour briser l'indifférence ?


Je voudrais la connaître - Patricia Kaas / Patricia Tassile

Combien vous dois-je ? Deux cents euros, répondit l'astrologue.
Ludivine était furieuse, mais ne broncha pas. En sortant, ce fut comme un feu d'artifice dans sa tête. Non mais celle-là alors ! Deux cents euros pour me faire recadrer ! Si elle croit que je vais y retourner, elle se fourre le doigt dans l'œil !
Je ne vois rien, dans votre thème, qui laisse entrevoir la moindre opportunité d'une rencontre qui pourrait évoluer en relation stable, que ce soit avec ce Gérald ou avec un autre. J'ai comparé son thème au vôtre comme vous me l'aviez demandé. Excusez-moi d'être aussi franche, mais vous n'avez rien en commun à part ce qui vous lie professionnellement. Ce n'est pas ce que vous aviez envie d'entendre...mais je ne suis pas de ces astrologues qui disent ce que les gens ont envie d'entendre. Votre amie qui m'a recommandée, elle a dû vous le dire, n'est-ce pas ?
Ne restez pas dans cette bulle de rêve. Si vous ne me croyez pas, allez lui parler. Vous verrez bien.
Je ne voudrais pas en rajouter une couche mais il est possible que ce monsieur ne soit pas libre...

Elle l'avait bien tenue en réserve sa cerise sur le gâteau, paf, l'estocade finale, avec le noyau oublié comme par inadvertance.
Parler à Gérald ! Je serais bonne pour chercher un autre job, si jamais l'astrologue avait raison. Comment continuer à travailler ensemble ? Nous devions nous toucher souvent.
Vous verrez bien... vous verrez bien... Gérald pas libre. Pas libre, ma pauvre fille ! Qu'en savait-elle après tout l'autre diseuse de bonne aventure ?
Voir enfin, pour admettre. Voir l'autre ? La belle affaire. Admettre que Gérald est pris et que même s'il ne l'était pas, je ne serais jamais qu'une bonne copine et une super coach ?
Ludivine n'y tenant plus parla à Gérald, qui prit la chose avec humour, se dit flatté, blablabla pour être courtois. Elle prit de longues vacances et au retour, tout redevint comme avant, sauf un détail : elle portait un parfum léger et frais, moitié fleurs moitié épices, ce qui enchanta Gérald.


Les petits papiers – Régine / Sabine Mammerickx

« La Duchesse de Cambridge effectue une révérence parfaite devant la Reine qui hoche brièvement la tête en signe d’approbation … ».
Je jetais de temps en temps un regard agacé vers le minuscule écran T.V. du salon. Combien de temps allait encore durer cette interminable cérémonie du mariage le plus cher de la décennie ? Puis mon regard s’adoucit lorsqu’il se posa sur la tête dodelinante de Mamé qui fixait le petit écran avec avidité. Abonnée à Point de vue image depuis qu’elle savait lire, pour rien au monde elle n’aurait raté LE mariage du siècle.
« La foule en liesse accueille le couple princier qui vient d’apparaitre au balcon. Un baiser ! Un baiser ! scande la foule attendrie. Le sourire aux lèvres, les deux tourtereaux … »
Beurk ! Le commentaire susucre du commentateur m’énervait prodigieusement. Je me tournai vers la dame pelotonnée dans son châle écossais d’où émergeaient de ci de là quelques mèches… mauves. Tiens, la coiffeuse a encore forcé sur la couleur. Mamé est une sorcière… ou une fée, c’est du pareil au même.
« Le gouvernement britannique au grand complet va maintenant présenter ses hommages à l’heureux couple dans la salle d’apparat du Palais de Buckingham. Le Premier Ministre sort de sa poche un papier qu’il s’apprête à lire. »
Mamé cuisinait devant ses fourneaux, une poêle en main, une casserole à réchauffer de l’autre. Ses hanches, encore bien jolies, se balançaient. Elle chantait en souriant pendant que je faisais mes devoirs sur la table de la cuisine. « Laissez bruler les petits papiers, papier de riz ou d’Arménie, lalalala » Qui interprétait cette chanson encore ?
« La foule compacte devant le château royal se disperse petit à petit. Elle va laisser maintenant le couple marié profiter de ses invités au cours d’un somptueux banquet … »
Ouf, j’allais bientôt être débarrassée de cet encombrant reportage. Mamé ronflait doucement dans son fauteuil roulant. Elle ne se déhancherait plus ; ses mains encore gracieuses serraient contre son cœur un livre de prières.
« Laissez bruler les petits papiers, papier de riz ou d’Arménie » …


Le parapluie – Georges Brassens / Ariane Jouniaux

C’est la première fois que j’en parle depuis toutes ces années. C’était le 7 mai 1963. Accoudé à la fenêtre ouverte du studio, j’en grillais une. Du haut de mon troisième étage, j’entendais çà et là étouffés par la nuit les pneus d’une voiture sur l’avenue mouillée. Ça sentait le tilleul en fleurs. En face, le néon bleu de Chez Zaza s’allumait, s’éteignait, s’allumait, s’éteignait. J’étais hypnotisé par le faux contact du deuxième A. À 23 heures pile, la lumière dans le bar s’éteignit. Je le sais parce que je regardai machinalement les aiguilles fluorescentes de ma nouvelle Rodania. C’est à ce moment-là que je la vis alors qu’elle sortait de Chez Zaza. J’entendis quelqu’un verrouiller la porte de l’intérieur.

Elle devait avoir vingt ans et semblait tout droit sortie de Salut les Copains. Ses longs cheveux bruns frangés brillaient sous le réverbère. Je détaillai sa robe sage bleu marine boutonnée de blanc, ses jambes fines, ses escarpins blancs à bout carré. Vraiment pas le genre de la boutique. Peut-être que je rêvai, je veux croire qu’elle leva un instant les yeux vers le point rouge de ma cigarette. Un sourire juvénile éclaira son visage pâle. Elle ouvrit alors un grand parapluie blanc et le fit tournoyer au-dessus de sa silhouette de ballerine. Elle prit la direction de la station République en chantonnant. Ses pieds jouaient à éviter les flaques. Au bout d’une centaine de mètres, elle fit volte-face et revint vers moi, enfin si on peut dire. Son pas était rapide. Elle avait refermé son parapluie blanc et ses mains en croix protégeaient sa poitrine. Son visage était fermé. Je décapsulai une Kronenbourg et rallumai une cigarette sans la lâcher des yeux.

Tout se passa alors à une vitesse fulgurante : un choc sourd cogna dans mes oreilles. Une berline noire surgie de l’ombre disparut dans la nuit tous feux éteints. Sous le réverbère, les longs cheveux bruns de la jeune fille au parapluie brillaient sur l’asphalte mouillée. Elle avait quelque chose d’un ange.

Textes écrits entre le 4 et le 10 mai 2020

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