La journée de Gérald

Nous avons décidé d'un personnage : Gérald, 34 ans, crâne rasé, divorcé avec 4 enfants, acrobate de cirque, maniaque de la propreté, à Paris. Chacun·e a reçu une heure de la journée. L'écriture a suivi.

8 heures - Hugues De Lombaert

Bip bip bip. Non, trop tôt.

Bip bip bip. Mais il va la fermer celui-là ? Il a sonné y'a pas 5 minutes.

Bip bip bip. Bon je le désactive et je me rendors vite fait.
Où est-ce que j'ai pu mettre cette connerie de téléphone ? Ah enfin, le voilà !
Quoi ? Neuf heures trente ? J'ai pourtant mis mon réveil à 8h, comme tous les jours.
Bon, pas le temps de niaiser, je m'active. Je commence toujours par ma chambre. Je vérifie chaque coin et recoin de la pièce. J'aspire en dessous du lit, je vérifie que les draps soient propres. Ensuite la salle de bain, je lustre le pommeau de douche, j'astique le robinet, je vérifie le carrelage. On arrive à la cuisine, pas une mince affaire, il faut désinfecter tous les ustensiles, vérifier le four et le sol.
Tous les jours le même rituel, chaque matin, chaque jour, chaque mois… c'est une prison. Je ne comprends pas d'où me vient cette peur de la crasse… ça a toujours été comme ça. Je dois apprendre à vivre avec. Bon plus que le placard et c'est fini. J'ouvre la porte, et je n'en crois pas mes yeux. Une tache plus grande que ma main se trouve dans le coin de la petite pièce. Mais qu'est-ce que c'est que cette abomination ? Il ne me faut pas plus de quelques secondes pour rassembler tout le matériel de nettoyage, prépare-toi bien saleté. Un bon coup d'eau chaud, du savon et on n’en parle plus ! Sous la couche épaisse de mousse, la tache devient de moins en moins visible. Bon maintenant le rinçage ! Parfait ! Mon bras se dirige vers la porte pour sortir, mais quelque chose ne tourne pas rond. La tache est toujours là. Et elle grossit de plus en plus. Des bulles sortent de l'immonde amas de saleté. C'est comme si elle était vivante. Je suis tétanisé. Que faire face à elle ?
La tache continue de s'étendre, elle fait maintenant toute la surface du placard. Je commence à reculer au fur et à mesure qu'elle gagne du terrain. Comment est-ce possible ?
À gauche, à droite, en haut, en bas… elle se propage comme la peste, pourrissant tout sur son passage. La moitié de l'appartement est recouverte de cette crasse noirâtre, je me réfugie dans la chambre. Le vide sous la porte commence à se remplir de sombre petit à petit. Ça y est, elle est passée. Retranché contre le dernier mur intacte de la maison, je fais mes prières, je vois ma vie défiler devant moi. Ça y est, elle me touche presque, je ferme les yeux.

Bip bip bip, il est huit heures. L'appartement est propre, pas de tache en vue… j'ai dû rêver. Bon pas le temps de niaiser, j'ai deux heures pour nettoyer !


10 heures - Patricia Tassile

Paris La Défense aux alentours de 10 h.  Même si je ne les vois pas, je les devine.  À 150 m sous mes pieds, les passants lèvent la tête, ébahis, un peu inquiets et en même temps ravis du spectacle insolite qui s'offre à eux.  Je ne distingue pas leurs commentaires mais je les entends dans ma tête. 
Je n'en suis pas à mon premier coup d'essai, j'ai déjà lu et entendu beaucoup de choses à mon sujet. 
- Qu'est-ce qu'il fait celui-là, il va se tuer !
- Mais  non, ce n'est pas un suicidaire, c'est un équilibriste, il sait ce qu'il fait, c'est un professionnel.
- C'est vrai qu'il a l'air attaché, il a une espèce de perche ou je ne sais quoi.
- Tout de même, il faut avoir l'estomac bien accroché.  C'est pas moi qui m'y risquerais !
- Aïe, il tangue un peu là, non ?
- Il s'est rattrapé, un coup de vent sans doute.
- Quel fou de risquer sa vie comme ça, y'a pas déjà assez d'accidents ?
- C'est sa passion, il va jusqu'au bout.
- Il, il, c'est peut-être une femme après tout !
- Il ou elle, chapeau bas !

Est-ce qu'au bout d'un moment, ils s'arrêtent de parler pour ne plus profiter que du spectacle ?  
De mon côté, à quoi je pense quand je suis là-haut ? Des pensées du quotidien passent en mode caché. "Mon déo, faut que j'en rachète" ou "les enfants sont chez leur mère, je vais pouvoir inviter mes potes à la maison". Mon attention enregistre mais ne s'y fixe pas. Je suis tout entier pris par ce que je suis précisément en train de faire. Je ne peux me permettre aucun faux pas.

Je redescends sur la terre ferme au bout d'une demi-heure, tant pis.  Une demi-heure, ce n'est pas si mal. Je visionnerai les images pour évaluer l'impact visuel. Je dois donner l'impression de quelque chose de très audacieux dans un environnement inédit.

Je fonce dans le métro pour rejoindre au plus vite la salle de sports.  Ma coach me lance en riant : "je t'ai concocté un de ces programmes" !  Ça tombe bien, j'ai envie de me défouler. Je me rafraîchis et me change en vitesse.  Sympa, ma coach, vraiment.  Dommage qu'elle sente pas bon.


12 heures - Ariane Jouniaux

Scène première : Midi. C’est bon d’être célibataire ! Mmmmmh, mesclun de jeunes pousses, crevettes grises, dés de pamplemousse rose, vinaigrette balsamique, petit pain chaud au cumin. Je me régale à l’avance. Tiens, la porte du frigo cale…

Scène 2 : Putain ! À mes pieds ET sur mes pieds, des bris de verre mêlés de mayonnaise répandue en giclures. Je suis pétrifié comme quand Jeannot a failli manquer ma main en plein saut-périlleux planche il y a 5 ans. Mon crâne sue des gouttes froides, j’ai chaud, ma vue se brouille : ma nouvelle paire d’Adidas blanches est niquée.

Scène 3 : Comment me déplacer vers le placard à balais sans en mettre partout ? Enlever mes chaussures ? I-nen-vi-sa-geable de toucher cette chose, même du bout des doigts. Le Sopalin me nargue sur son dérouleur à 2 mètres.

Scène 4 : Respire, Gérald, Respire. Galvanisé, je pivote sur mon pied droit, je fléchis le genou, je bande mes cuisses, mes fesses se serrent, j’allonge mon buste et mes bras, ma main gauche prend appui sur le grès, la droite agrippe le rouleau de papier salvateur. Bingo, Gérald !

Scène 5 : Je découpe deux feuillets de Sopalin, je les enroule autour de mes mains, j’enlève mes chaussures, je fais deux grands pas en chaussettes sur le carrelage, mes pieds y laissent des empreintes mouillées, ça me dégoûte. J’ouvre le placard, je saisis la balayette, le seau, la serpillère, le Dettol-désinfectant. Je fais couler l’eau chaude sur le détergent. Son odeur me rassure. Je retourne sur les lieux. Je n’y arriverai pas. Je m’assieds par terre, le seau fume, je pleure.

Scène 6 : J’entends des clés tourner dans la serrure. La voix forte de Madame Martin me sort de ma torpeur. « Eh bien Monsieur Gérald, on a encore eu un accident de frigo ? Allez vous changer, je m’occupe de tout ». Dans le seau, l’eau est froide. 

Scène dernière : 14 heures. Mes Adidas immaculées ronronnent sur le sol qui brille. Un petit mot est posé  sur un plateau repas sur le plan de travail : « Je vous ai fé votre salade préféré. À mardi ».
Ma fourchette garnie de mesclun-crevette-pamplemousse reste en suspens devant ma bouche grande ouverte.
J’entends la voix des enfants derrière la porte d’entrée.


15 heures - Jeanne-Marie Hausman

Tic tac, tic tac… Je me surprends à nouveau les yeux rivés sur cette fichue pendule ! Tous les jours, à la même heure, je scrute le cadran infernal. Tic tac, tic tac… « Ooh, Gérald ? Ressaisis-toi ! » Mais c’est inutile, je sais que dans trois secondes le carillon résonnera dans toute la maison vide.
Bong, bong, bong. C’est le moment ! C’est l’instant ! Quinze heures est mon angelus personnel, le moment idéal pour prendre religieusement les poussières sur un des côtés de la petite aiguille, avec délicatesse pour ne pas dérégler le mécanisme horloger suisse. Ce mouvement réclame une souplesse et un doigté exceptionnel, le fruit de nombreuses années d’expérience.
Voilà, mission accomplie. Je peux descendre du tabouret. Je me sens mieux. La prochaine montée d’adrénaline arrivera vers vingt et une heures. La petite aiguille sera alors entièrement propre… jusque demain. Je peux retourner à mes occupations. Ce petit rituel m’offre un moment suspendu dans ma journée. L’heure est entamée et j’en profite pour m’octroyer un peu de temps pour moi. Quand les enfants sont à la maison, c’est l’accalmie avant la tempête du retour de l’école. Je peux effectuer les gestes importants pour mon équilibre personnel. Je vais me poser et savourer toutes les sensations qui m’assailliront.
Je m’empare de la grande boîte cachée au fond du placard sous l’escalier. Je m’assieds confortablement le dos contre le mur granuleux. Lentement, j’entrouvre le carton jauni et glisse mes mains sous le couvercle. Je caresse délicatement la peau soyeuse. Des effluves de graisse montent jusqu’à mes narines. C’est l’extase des sens ! Mes mains glissent de gauche à droite et frémissent à ce contact velouté. Je me prépare mentalement à ouvrir complètement la boîte et à contempler ces deux demi-jambes brunies par le temps. Mon cœur bat vite, la chaleur envahit ma poitrine.
Tic tac, tic tac… Le temps ! Les minutes ont défilé trop vite. L’heure me presse. Je dois ranger mon secret, sous l’escalier. À regret, je referme le couvercle… Je cirerai mes bottes demain.


17 heures - François-Marie Gerard

Il est temps de partir au boulot. Je rejoins le métro. Sa promiscuité nauséabonde m’énerve, mais c’est le seul moment où c’est moi qui deviens spectateur.

Il y a du monde aujourd’hui. La plupart des gens portent des oreillettes ou un casque. Ils semblent perdus dans leurs rêves. Que sont-ils en train d’écouter ? Ce jeune black qui cadence du pied doit être plongé dans du rap urbain. Cette jeune fausse blonde, fort maquillée – yeux entourés de noir, ongles jaunes, lèvres écarlates… vient-elle de Belgique ? – tient une publication pour midinettes et entre les doigts de l’autre main un micro dans lequel elle susurre quelques mots. Je n’entends rien, il y a trop de monde. Un barbu, dans la cinquantaine, bat la mesure du bout des doigts, les yeux perdus dans les néons… un amateur de classique ? Ou peut-être un professionnel ?

Je m’assois sur un bout de siège. Je suis fatigué et je ferme les yeux quelques instants. Rien de tel qu’une micro-sieste pour se relancer. Quelques secondes s’écoulent, je n’entends plus rien. Rien que ma musique intérieure. Je plane un peu, comme une plume insensible à la pesanteur. Soudain, un parfum m’envahit. Fragrance ambrée, aux épices qui parlent de fougue et de dynamisme, tout en préservant une part d'élégance très importante. Je me laisse bercer par ce bouquet suave. Je n’ose pas ouvrir les yeux de peur de tout perdre. La tête baissée, je les entrouvre timidement. Je vois d’abord deux jambes gainées dans des bottes en cuir noir. Des genoux délicats apparaissent, enrobés de noir. Une jupe également noire laisse entrevoir des cuisses joliment galbées. Troublé, je monte mon regard, juste le temps d’apercevoir une taille parfaite, une poitrine gracieuse mise en valeur dans un haut, noir bien sûr, au décolleté asymétrique. Lorsque mes yeux rejoignent le visage, je m’envole littéralement. Cette femme, d’origine asiatique, prodigue un tissu sensuel d'une douceur extrême, quasiment sacré. Son infinie beauté dénote dans cette promiscuité sordide. Sans pouvoir y faire quoi que ce soit, je me sens lui offrir un sourire béat. Un éclat dense illumine son regard et… elle me sourit à son tour. Je…

La rame s’arrête. La femme se lève. Ses yeux restent accrochés aux miens, son sourire s’éclaircit encore, ses lèvres semblent murmurer deux mots, comme une invitation. Les portes s’ouvrent. Elle se détourne et s’en va d’un pas harmonieux, sans se retourner. Je reste assis, ébloui par tant de charme.

Quand je reviens à la réalité, c’est pour constater que j’ai dépassé mon trajet de trois stations. Hésitant, je rejoins le quai. Ai-je seulement vécu cette apparition ? Toutes les femmes sont jolies, beaucoup sont belles, quelques-unes sont rares.


19 heures - Philippe D'Huart

Je suis dans ma loge du Cirque du Soleil à Paris. Je me regarde dans la glace. Je vais le faire ! Ce soir, je serai tout simplement sublime, en présence, en conscience, avec une énergie physique et corporelle étincelante. Sous le feu des projecteurs, la foule me sentira vibrer dans ses tripes. Elle retiendra son souffle, tremblera, applaudira.
19h05. Dans ma loge, lumière tamisée jaune orangée, j’allume une bougie.
Je tire une carte de Vie, au hasard, je la lis et la repose à côté de la photo de Cécile.
J’enlève mes vêtements de ville. Je les plie soigneusement et les range comme à mon habitude dans le placard. Je retire ma tenue d’entraînement que j’étale devant moi, avec de gauche à droite mes protèges poignets, mon pantalon ample d’exercice en lin, mes chaussons blancs. Je m’habille.
Torse nu, je commence mon rituel tel un moine shaolin.
Je mets du talc sur mes mains moites.
Je commence mon rituel d’étirement et d’assouplissement avec discipline : mouvement lent de la nuque, des trapèzes, des doigts, des pieds et des chevilles, comme des poignets et des coudes.
J’allume ma chanson fétiche : ‘Rope Dancer’ de Machiavel. J’adore. Je me talque les mains à nouveau et je saisis la corde dans le coin droit de ma loge.
Le corps, Gérald, le corps !
19h15. Je gonfle mon énergie. Je sens la force de mes muscles, mon agilité, ma souplesse. Je visualise ma prestation, je suis fort et je prends la corde à 2 mains.
Je monte à force de bras à mi-hauteur, je ramène les jambes en équerre, je passe sur le côté en triangle, la tension de mes abdos et de mes muscles est perceptible.
Les bras sont fermes, indéfectibles. Je soigne ma chorégraphie.
19h35. J’aime ce mouvement tendu, en souplesse, agilité et force. Je me sens bien.
Je libère mon esprit et je rentre dans mon corps et son exercice.
Je dessine inlassablement dans ma tête ma prestation de ce soir.
19h50. Je suis prêt. Mes mains sont sèches. Je serai étincelant ce soir, pour le spectacle, lumineux, performant, grandiose.
Je donnerai de ma personne comme on me l’a enseigné dans mon école circassienne.
19h57. Je prends une douche fraîche avec lenteur, en prenant bien soin de me laver en profondeur. Je m’enduis le corps d’huile.
Je suis prêt, pour mon public, dans mon vêtement blanc, en toute simplicité et en Lumière.


22 heures - Sabine Mammerickx

- Il faut que tu sois plus méticuleuse avec ton traitement, Yolaine, je sens bien que tu n’es pas à 100% sur cet exercice-ci. Il est déjà 22 heures, on ne va pas y passer la nuit !
- Je fais ce que je peux, Papa : de la crème, de la kiné, des échauffements. Cette élongation à la main me pourrit la vie depuis 3 semaines.
- Tu ne la reposes pas assez.
- Ah non, ça, c’est sûr. Avec Maman partie à sa galerie d’art de Londres, Dottie qui n’en fiche pas une dans le ménage, Rachel et son problème de dos, le petit frère grincheux…  Mon entraînement est évidemment moins professionnel que le tien !

Je tique un peu en percevant le ton sarcastique qui pointe à travers les derniers mots de la tirade de ma fille. Je descends du trapèze avec souplesse et la rejoins en deux enjambées. Yolaine se masse l’avant-bras avec un anti-inflammatoire, prête à repartir en piste. Je la regarde avec attention : sera-t-elle à la hauteur du spectacle qui nous attend à la fin du mois ? Je lève les yeux vers ma Renarde et évalue la situation. La Renarde, mon trapèze suspendu dans la salle d’exercice que la troupe de cirque met à ma disposition : mon outil de travail depuis mes 14 ans, je l’ai baptisé ainsi car le bois transversal est orange vif. Je l’astique, le repeins régulièrement, change chaque année de cordage. Rien n’est laissé au hasard. Pas le choix : ma vie est entre ses mains. Un couac technique et c’est la chute assurée.

- Yoyo, viens vivre avec moi jusqu’au spectacle, dis-je à ma fille en train de s’étirer les mollets.
- Arrête de m’appeler comme ça, j’ai 16 ans, je te rappelle, bougonne-t-elle.
- Oui, mais moi je n’en ai que 34 ! Je ne veux pas que tu grandisses trop vite.
- Tu n’avais qu’à pas … avec Maman …, dit-elle avec brusquerie. Mais son regard est rieur quand il se pose sur moi.
En la voyant de meilleure composition, j’en profite pour relever ma fille assise sur le sol.
- Reste avec moi, je m’arrangerai avec ta mère.
- Ooooh, ça, c’est pas gagné !
Nous nous regardons, complices, et nous remettons au travail.


Textes écrits entre le 27 avril et le 3 mai 2020.

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