Demain, j'arrête…

Une idée : "demain, j'arrête…". Un verbe imposé aléatoirement. Et c'est parti…

Collectionner - Jeanne-Marie Hausman

Promis ! Demain j’arrête de collectionner, de bibeloter, de thésauriser les bouts de papiers, les mines des crayons de couleur, les chiures de gomme, les morceaux de cartons, les bocaux de confiture vides, la poussière des fusains… Demain, je prends les choses en main et j’arrête de croire que tout cela me sera utile un jour… Demain, il y aura devant chez moi un tas d’esquisses avortées, des illusions éteintes, des aquarelles aux couleurs délavées par le temps de la reconnaissance qui ne vient jamais…
Promis ! Demain j’arrête de collectionner, d’accumuler, d’engouffrer des kilos de chocolat, des montagnes de farine, des tonnes de sucre… Demain, je prends les choses en main et j’arrête de me noyer dans le miel consolateur, les odeurs pâtissières des récompenses de l’enfance, dans les perles de cassonade tiède sur les crêpes… Demain, il n’y aura plus, chez moi, que des placards bien rangés, des légumes-vapeur calibrés, des « point trop n’en faut » …
Promis ! Demain j’arrête de collectionner, de regrouper, de retenir les souvenirs soyeux des vêtements souvent portés, le contact avec le papier des livres, le frisson des baisers légers et frais de l’été, la chair de poule des premiers jours de l’automne… Demain, je prends les choses en main et j’arrête de rêver, de laisser mes mains imaginer des histoires, de lisser le passé… Demain, il y aura pour moi une carapace d’insensibilité, une protection en acier inoxydable qui anéantira les désagréments d’une sensibilité à fleur de peau.
Promis ! Demain j’arrête de collectionner, d’écouter, de colliger les diktats des gens qui savent, les critiques de ceux qui se la racontent, les avis des apôtres du « comme il faut » … Demain, je prends les choses en main et j’arrête de trembler de n’être pas à la hauteur… Demain, il y aura chez moi le silence assourdissant des paroles vraies et désintéressées à peine troublé par le bourdonnement lointain et inaudible des autres…
Promis ! Demain j’arrête de collectionner les « j’arrête ». Demain, je ne prendrai pas les choses en main et je me laisserai envahir par les pastels colorés, les tartes aux fruits, le bain moussant et les caresses du vent… Un demain aussi vivant qu’aujourd’hui…


IncommoderAriane Jouniaux

Lundi
Ce matin, j’ai laissé sonner mon réveil. Ça n’a pas plu à ma voisine du dessous qui a failli défoncer mon plafond juste au moment où j’allais conclure avec ma collègue de géo.  Fait chier.
Mardi
Aujourd’hui j’ai eu une discussion avec le comptable à propos de mes frais de déplacements. On était dans le local photocopieuse. Il a les pores du nez dilatés. Il a dit qu’il allait voir ce qu’il pouvait faire pour mon abonnement de bus, puis il est parti très vite. J’ai l’impression que l’ail frais, ça me donne des relents.
Mercredi
Après-midi, j’en avais marre de mes corrections, j’ai fait le ménage, ça faisait longtemps. J’ai profité du beau temps pour faire aérer mes carpettes. C’est dingue les crasses qui sont tombées sur le balcon d’en-dessous !
Jeudi
Tous mes collègues ont quitté la salle des profs en même temps un peu avant la fin du temps de midi. Moi j’ai mangé la choucroute que je venais de réchauffer. C’est pas ma faute si le couvercle du Tupperware a sauté dans le micro-ondes.
Vendredi
 Les p’tits cons de la classe de 3è ont suivi mon cours sur les équations sans moufter. C’est bizarre cette propension que j’ai à faire crisser la craie sur le tableau quand je suis énervé.
Samedi
J’ai aperçu ma collègue de géo chez Carrefour.  Je ne pouvais pas la saluer avec mon Tshirt « anti-files à la caisse » qui sent sous les aisselles. J’ai refait un tour de magasin. Un peu honteux. 
Dimanche
J’ai acheté un bouquet de fleurs à ma voisine du dessous pour me faire pardonner du réveil matinal et des moutons sur son balcon. J’ai pris des lys. J’avais oublié son allergie au pollen.
Lundi
J’ai pris une douche. On a une AG à 10.00. Si ma collègue de géo répond à mon salut,  promis, demain j’arrête d’incommoder les gens.


DissimulerPatricia Tassile

Les parents voudraient bien que j'arrête enfin de leur cacher des choses, de dissimuler comme ils disent.
Impossible. Quand j'explique comment tel ou tel événement s'est produit, ce qui a entraîné telle ou telle conséquence, ils ne m'écoutent pas. S'ils écoutent, c'est pour mieux démonter mes arguments, un par un.
Pour eux tout est de ma faute.
Le soir après l'école, je dois faire mes devoirs en silence dans la cuisine, pas dans ma chambre. Maman ne supporte pas le bruit. Le mercredi après-midi, je ne peux pas aller jouer dehors, ni jouer tout court. Je dois étudier ou me rendre utile. Quand elle part faire des courses, elle nous enferme ma grande soeur et moi. Je continue à bosser pour l'école. Non pas que ça me plaise, c'est juste pour obtenir de bonnes cotes et avoir la paix. Ma grande sœur et l'école, ce n'est pas le grand amour. Elle est souvent punie elle aussi, pour des broutilles. Chose extraordinaire, pour ses résultats qui jouent aux montagnes russes, elle écope d'un soupir résigné de maman et d'un silence accablé de papa. Rideau. Tandis que moi, je me suis mise à bien travailler dès la première année. Je ne savais pas ce que je faisais. Comme je le regrette aujourd'hui ! Je rentre avec un 18 sur 20, la mère fait la grimace. Avec un 16 sur 20, ce n'est pas assez, j'ai sûrement été distraite. Avec un 14 sur 20 c'est l'engueulade à n'en plus finir, avec un 12 sur 20, je me prends une baffe. Ou pas. Selon l'humeur du moment. La méthode est très efficace. Il suffit de frapper une fois, de menacer les autres fois. Je suis sur mes gardes tout le temps, enfin presque. J'ai vite appris à faire des trucs en douce. C'est pour ça que je suis devant vous aujourd'hui.
Avec d'autres parents, je n'aurais pas dû en arriver là.
Alors, vous la voulez toujours ma vie de famille Madame la Juge ?
Pas d'insolence avec moi jeune fille !
(C'est ça, rabroue-moi encore, ça ne me change pas d'eux. Je me demande pourquoi on l'appelle Juge POUR enfants cette greluche. De toute façon je le savais bien, non ? Les adultes ne se mangent pas entre eux. Pas pour donner raison à un enfant.)


NuméroterIsabelle Slinckx

Demain j'arrêterai de numéroter les pages. Mais aujourd'hui je le fais encore. Pour que Hervé s'y retrouve, qu'il comprenne bien tout. Elle est bien longue cette lettre. Marceline soupire.
Une lettre d'amour maladroite, elle en a bien conscience.
Hervé le voisin a toujours été un ami. Depuis 34 ans qu'ils habitent côte à côte. Elle, arrivée jeune mariée déjà déçue dans cette deux façades au jardin tout en longueur, lui ayant grandi là et quasiment jamais parti, si ce n'était dans les phases de tension extrême avec René, ce père pas vraiment violent, juste bougon et autoritaire envers la mère, comme la culture de l'époque voulaient les hommes.
Immédiatement, elle était tombée sous le charme de ce voisin original, de son humour, son dévouement, du fait surtout qu'il l'écoutait. Elle attendait fiévreusement que son mari parte faire un tour en ville pour avoir avec Hervé une de leurs conversations si douces, chacun d'un côté du grillage qui séparait les deux jardins. Elle savourait ces moments, les revivait le soir, seule dans son lit, y ajoutant l'une ou l'autre touche romantique, des mains qui s'effleurent, des regards qui s'attardent, un sourire qui en dit plus que les apparences...Elle sentait pourtant au fond d'elle que son attirance n'était pas partagée par Hervé, qui était juste gentil. Elle voyait bien qu'elle avait besoin de verser un peu de rose dans la grisaille de sa vie au côté de ce mari trop érudit pour elle, gentiment et distraitement distant. S'il ne l'avait pas mise enceinte, jamais il ne l'aurait épousée, voilà, cette vérité non dite était comme un film de plexiglas entre eux, transparent, léger mais redoutablement efficace pour éviter toute contamination amoureuse.
Alors, elle rêvait à celui qu'elle interpellait dans ses lettres par 'cher ami et confident'. A qui elle écrivait 'il vaut bien mieux en rester à de l'amitié entre nous, c'est plus beau'. Pourtant le souvenir du baiser qu'elle lui avait volé ne la laissait pas en paix. C'est qu'elle était croyante, Marcelline. Très. Elle n'avait pas la connaissance suffisante pour être sûre que Dieu punissait les femmes qui n'étaient adultères qu'en pensée. Se confesser ? Dans ce village où tous savaient tout de tous ?


FinasserFrançois-Marie Gerard

Demain demain j’arrête
J’arrête de finasser
Plus besoin de finesses
Je n’vais plus louvoyer

J’irai donc droit au but
Quitte à être une brute
Si je veux quelque chose
Je n’prendrai plus de pause
Je dirai « je veux ça
Pas de discussion, na »
C’est fini de ruser
Et de tergiverser

Ça va faire des dégâts
Du direct patatras
Vous s’rez tout étonnés
De me voir exiger
Tout ce qu’au temps d’avant
J’arrivais gentiment
À avoir en souplesse
Avec plein de tendresse

Mais maintenant c’est fini
J’veux du brut abouti
Qu’importe la douceur
Je s’rai envahisseur
Vous allez regretter
Mes ruses dérobées
Quand je tergiversais
Que je me tortillais



InterrogerSabine Mammerickx

Je lis, estomaquée, le journal de bord posée sur mon bureau. La phrase est inachevée. L’inculpé a perdu la mémoire, il ne m’aidera pas.
En tant que commissaire, j’ai accès à tous les dossiers de l’enquête en cours. L’Affaire Ribel, une sordide histoire d’enfants riches kidnappés contre rançon. L’enquête patauge, l’enquête s’enlise. Un seul inculpé pour l’instant : le gardien de la réserve où les enfants ont été retrouvés, ensevelis grossièrement sous terre, après le paiement de la rançon. Perquisition de la réserve naturelle accessible 6 jours par semaine, sauf le lundi. Environ toutes les 3 semaines, un dimanche, un enfant égaré par les parents éloignés sur le chemin escarpé qui mène à la Grande Crête : « Allez, Charlie, avance, mais tu restes où, bon sang ? La prochaine fois, on le laisse chez ta mère. ». Ah oui, c’est sûr qu’après, les parents auront désormais la paix pour grimper là-haut. Enlevé, le gosse Ribel (première famille à avoir porté plainte), assommé, étranglé, jeté avec quelques pelletées de terre dans un périmètre de 150 hectares. Déjà 4 de retrouvés. Les 2 autres disparitions signalées ? Va savoir s’ils sont encore en vie.
Je fais le geste de prendre une cigarette dans mon sac à main. Je me donne distraitement une tape sur la main. Non, tu tiens depuis 6 mois, tu ne vas pas flancher maintenant.
On s’enlise, mais on s’enlise !
« Un thé, commissaire ? »
Je regarde sans le voir le brigadier Pollet qui vient de passer la tête dans l’entrebaillement de la porte du bureau.
« Avec ou sans rondelle de citron ? ».
Je le fixe, soudain attentive.
Le brigadier reste encore un moment, espérant une réponse. Comme il me voit plonger dans un carnet de bord tout crasseux, il se retire en soupirant. Il a l’habitude, nous travaillons ensemble depuis bientôt 4 ans.
La suite du texte a été écrite à l’encre sympathique. Vinaigre, jus de citron, je ne sais pas. Avec le briquet retrouvé dans mon sac d’une main, j’arrache la feuille du carnet de bord de l’autre. Je passe le briquet doucement sous la suite du texte.
« Millet, c’est Valendier qu’il faut cuisiner. »
Valendier ! Je laisse tomber la feuille à moitié calcinée, le briquet échoue par terre, je ne me donne même pas la peine de le ramasser. Bon débarras. Pas de briquet, pas de cigarette. Valendier, l’avoué des parents Ribel. Le même Valendier, dans le Conseil d’administration des parents Turckheim. La tête pensante, c’est lui, lui qui a accès aux dossiers sensibles, qui écoute distraitement les présidents, les hommes d’affaires raconter leurs escapades dans la réserve de la Grande Crête. Je me jette dehors, aboie des ordres, enfile mon gilet par balles et m’élance vers la voiture de fonction qui m’attend dehors. Pourvu qu’on arrive à temps.


Touiller - Philippe d’Huart

En cette période d’examen de fin d’année 2020, par une belle journée chaude et ensoleillée, Bénédicte, en tenue estivale et fleurie, télétravailleuse dans le RH, essaie de mettre un peu d’humour.
Lara, sa fille de 21 ans, passe cette semaine ses examens en ligne pour sa ‘Haute École’.
« Je stresse maman : Bug informatique, retard d’horaire, absence de papier, c’est pas mon truc» s’époumone-t-elle. « Concentre toi sur l’essentiel mon chou, non ? » dit-elle avec douceur.
« Le reste, tu l’emballeras dans ton réservoir infini de connaissances » renchérit-elle avec amour. Le numérique suit, c’est une question d’adaptation. Et elle sourit.
La jeune fille acquiesce et sourit à son tour. L’écoute remplit son espace de confiance et d’estime de soi. « Ma Lara, tu touilles ?» lui demande Bénédicte avec répartie.
Bénédicte lui rappelle alors ‘ses touilles’ à elle de jadis ou ‘copions’ dit ‘aides mémoires sur un support direct (papier-mains)’ et tente de détendre l’atmosphère en racontant à sa fille ses déboires sur les bancs de l’auditoire, un siège libre entre chaque étudiant pour éviter le bizutage.
Et Bénédicte de poursuivre : « Lara, appelle ton papa, il ‘touille la terre’ et avant de planter ses patates, dis-lui de se laver les mains et de touiller dans la salade de couscous et fruits que j’ai préparée afin de l’attendrir pour le barbecue de ce soir ! ».
Geoffroy, retraité de l’armée de l’air, lâche ses outils et vient porter main forte à la cuisine en ajoutant les fruits et la menthe hachée au couscous. Juste avant de servir, il suit les instructions : touiller délicatement avec couverts, saler, poivrer, garnir de feuilles de menthes et servir. Quel régal olfactif et visuel.
Il en profite pour charrier sa fille et lui enjoint de tenir compte du ‘touillage social’, sujet d’actualité dans les travaux de Lara sur le brassage social en Amérique du Sud, pour le compte d’une unité de recherche universitaire locale.
« Bon, mes chéris, arrêtons de touiller, dit Bénédicte, enjouée. À table ! ».
Touiller : Source Wiktionnaire

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