D'une peinture à l'écriture

Une peinture coup de cœur proposée par une d'entre nous. Avec une couleur… Le reste, c'est l'imagination et les mots de l'auteur·e !





Keith Haring, L'arbre aux singes
- Philippe d’Huart

Cher Keith,

Fabuleux cette résonnance de l’arbre sur ma psychè. C’est comme si on plaçait dans l’arbre une référence très enracinée chez moi. Si j’essayais de reproduire, de dessiner cet arbre, c’est presque comme si je sortais les lumières et les ombres que j’ai en moi.
Cet ‘arbre à singes’ reflète aussi de la vulnérabilité et de la sensibilité de ta part. Non ?
C’est très efficace pour diagnostiquer le cognitif, voir les prémices d’une démence comme dirait tante Lulu, tu ne trouves pas ?
J’y perçois ta libido jouissive et débridée, des trous qui ont besoin d’être remplis. Des vides qui ont besoin d’un plein non conforme, des feuilles en forme de capuche. On se comprend, mon ami.
La lecture de ton tableau est comme un pictogramme qui témoigne d’un message intérieur complexe en privilégiant l’impact de l’image.
La gamme de tes couleurs est très franche et révèle des jaunes primaires ‘flashy et jeunes’, des bleus électriques et des roses presque fluorescents. C’est ‘smart’. C’est cela l’art pour tous !
Le dynamisme est lui aussi omniprésent dans ton travail et se traduit plastiquement par des traits qui marquent une explosion d’énergie, presque un amusement orgiaque, mais aussi un rayonnement, un déplacement.
Les silhouettes sont androgynes à souhait, et leur grande simplicité de découpe les rend anonymes.
Ces dessins ne tentent pas d’imiter la vie, ils tentent de créer la vie, de l’inventer.
Des singes humanisés qui témoignent d’une métamorphose permanente !
Ils me disent : « Je suis moi-même. Je te ressemble certes mais si tu regardes de plus près, tu comprendras que je ne te ressemble pas du tout. Je suis très différent »

Bien à toi



Egon Schiele, Autoportrait - Ariane Jouniaux
Dans la petite salle jaune du sanatorium, le Dr Melinda Barrès cherche le regard de son patient. Sur son bureau, une peinture à la sanguine représente un homme de profil vêtu d’une chemise ouverte.  Debout, le bras droit en érection,  il observe son sexe minuscule au repos. Le corps nu est sec, musclé. Torturé. Le portrait s’arrête aux genoux.
- Eugène, c’est vous que vous avez peint sur cette toile ?
L’homme  fixe ses deux pouces qu’il fait tourner l’un autour de l’autre. Ses lèvres restent serrées.
- Vous avez du talent, vous savez ?
L’homme hausse les épaules.
- C’est beau, ce bleu indigo que vous avez choisi pour la chemise. On dirait une mer grecque.
L’homme se met à trembler. Il replie ses jambes sous son menton, enserre ses genoux avec les bras, commence à se bercer sur son siège. Une litanie sort de ses lèvres entrouvertes, incompréhensible. Ses yeux écarquillés se perdent dans le vague. Il perçoit la voix de la psychiatre dans un brouillard ouaté :
- Eugène, vous ne voulez pas me regarder ? Calmez-vous, tout va bien, je suis là.
L’homme se bouche les oreilles, serre les paupières. Un cri qu’il garde à l’intérieur hurle dans sa pauvre tête :
- Pas l’eau, non pas l’eau. Gegène a peur. Gegène pleure.
Gegène a cinq ans, il revoit son petit canard jaune éclaboussé par le sang rouge de maman qui se dilue dans l’eau du bain.
Gegène a treize ans. Le gros Gustave l’a poussé dans la piscine. Il recrache l’eau de ses poumons.  Il entend les rires sarcastiques des gars de l’orphelinat.
Gegène a trente-neuf ans. Cela fait quatorze ans qu’il accueille les visiteurs sur l’île de la Grande Motte avec un air de trompette, toujours le même. Quand le confinement a cessé au bout de deux années, il a décidé de rester sur cette terre d’asile, malgré la présence du lac. Où aller ? Il a pris l’habitude de tourner le dos à l’eau pour jouer son morceau préféré. Le 25 mars, un badaud éméché, exaspéré par le son de l’instrument l’a poussé du plat de la main. Le musicien est tombé assis dans l’eau naissante. Les bras levés, sa trompette brillant dans l’air matinal, il s’est mis à hurler sans s’interrompre : « Coucou hibou, coucou ». Après il ne se souvient plus bien. Les sirènes, les pompiers, le sanatorium, le Dr Barrès. Il ne sait pas depuis quand. Le carrelage est froid.
- Du calme Eugène, tout va bien. Vous avez fait un petit malaise, on vous ramène dans votre chambre.
Dans la civière, Eugène ferme les yeux. La main de la psychiatre sur sa joue est douce comme celle de maman. Il aime bien sa voix qui chantonne « coucou hibou, coucou ».



Andy Warhol, Le zèbre - Sabine Mammerickx

La jeep débouche en haut de la colline dans une pétarade inquiétante. Encore 1H avant d’arriver au poste de ravitaillement, pas sûr qu’on y arrive. Jack descend avec ses jumelles et observe la large plaine qui s’étale devant nous. Je le suis, fascinée par ce paysage presque désertique où broute un troupeau de buffles. Ces mammifères ont beau être herbivores, mieux vaut ne pas trop s’approcher de leurs larges cornes brunes. Dissuasives, en effet. La savane vit les dernières heures du jour et nous profitons de la relative fraicheur qui succède à une journée chaude et sèche. La chaleur ne cogne plus dans ma tête comme à midi quand j’ai failli tourner de l’œil. Jack a alors pris les choses en main : tente, gourde, ombre, réconfort. L’homme de la situation, de toutes les situations. Je regarde tendrement ses bras musclés qui sont en train de décharger le matériel de photographie. Reporter spécialiste de l’Afrique australe, il a signé un contrat de 2 ans avec Géo pour une série de prises de vue exceptionnelles de la faune locale. A propos de faune, un troupeau de zèbres débouche dans la plaine, venant de la l’est. Ces équidés ne sont pas vraiment agités, mais en alerte. Le prédateur n’est pas loin. Jack d’un mouvement autoritaire m’intime le silence. Il a troqué l’appareil photo contre sa caméra. La fin de journée ne sera pas sereine. Je remonte dans la jeep et observe la scène qui ne va pas manquer de se jouer sous nos yeux.  Les buffles n’apprécient manifestement pas l’intrusion des mammifères blancs zébrés de noir et s’en vont vers l’ouest se chercher un endroit plus tranquille.
- Là !
- Chchch …
Je n’ai pu retenir mon cri, Jack me foudroie du regard sans lâcher sa caméra de l’épaule. Un léopard apparait soudain derrière un acacia au large feuillage, caractéristique de la savane. L’animal tacheté est un solitaire, il attaquera seul. Je retiens mon souffle. L’agitation parmi les zèbres est maintenant palpable, des femelles serrent autour d’elles leurs petits, des mâles entrainent le troupeau là où sont partis les buffles. Quand le gros de la troupe s’en va, le léopard bondit et prend en chasse les trainards. Le plus lent sera dévoré. De fait, un zèbre d’une taille assez appréciable, mais un peu en retrait, se fait attraper au cou par les crocs du félin opportuniste. Très vite, sa robe noire et blanche se teinte de rouge. Je ferme les yeux un instant pendant que Jack continue de filmer sans broncher.
- Hein, quoi ?
- Thérèse, tu dors ? On peut y aller, là ? Encore 3 salles, le musée ferme dans 1H.
Je sors de ma torpeur. Je quitte à regret le tableau d’Andy Warhol et passe dans la salle d’à côté, poussant devant moi la chaise roulante de Jacques, mon mari.



Jérôme Bosch, Le Jardin des délices - Jeanne-Marie Hausman

« Jhero ! A taaaable ! » Hein ? Quoi ? « Jhero !! » Déjà treize heures ! Putain de blocus ! Je me suis endormi sur mes photocopies et j’ai perdu une matinée en un éclair. Ça ne va jamais le faire, cette après-midi. Petits coups secs à la porte de ma chambre, ma mère s’impatiente. L’heure c’est l’heure et en particulier celle du repas. « Jheronimus ? » 
Ma mère n’est pas une mère comme les autres, enfin je ne crois pas. Elle n’est pas jolie, pas très maternelle, elle ne sent pas bon le gâteau au chocolat. Celle qui m’a donné le jour est raide comme un manche, sèche dans la voix et dans le geste. Je ne sais pas comment elle s’est débrouillée pour trouver quelqu’un qui lui fasse un gosse. Pas de féminité en elle, que la sévérité de la morale, ma mère est grise de la tête aux pieds. « Jhero ! Ne me dis pas que tu t’es encore endormi sur tes cours ? » « Non, non, j’arrive. » J’inspecte vite fait ma tête de cochon, ça va, pas de trace d’encre sur ma joue. Je peux la rejoindre dans la cuisine.
« Tu es prêt pour cette après-midi, Jheronimus ? » Je bredouille un semblant de réponse, la bouche pleine de tofu et d’algues grises. Ma mère ne cuisine que des aliments tristes, sans saveur, pauvres en gras, en sucre, en sel. C’est un peu l’image de sa vie, une route droite sans relief, avec la morale comme bâton de marche. « Tu sais que c’est important pour moi, ton diplôme en théologie ? » Je soupire discrètement, si elle savait !
Hier, je me suis présenté devant mon professeur de théologie morale fondamentale, un vieux curé qui sentait la momie et l’encens. « Monsieur Jheronimus Dubois ? » Ses yeux gris ont transpercé les miens pendant quelques longues secondes. On n’entendait rien dans ce bureau sans soleil, hormis l’affreux tic-tac d’une vieille horloge pourrie. Je tremblais un peu, j’avais bien potassé mais je n’arrivais pas à trouver du sens à sa longue série de préceptes moraux d’un autre temps. Il m’a tendu sans un mot une photocopie A3, retournée sur l’envers. Je m’attendais à tirer au sort ma question d’examen dans son petit tas de fiches aussi crasseux que lui. Je ne savais comment réagir. « Allons, Monsieur Dubois, le temps s’écoule. » J’ai retourné la photocopie et je me suis figé. Le professeur continuait à me fixer, un rictus à la bouche. Dans ma main, la représentation du Jardin des Délices de mon homonyme, Jérôme Bosh. Et sur le dessin, somme toute bien réalisé, les bonshommes grouillants, grimaçants, nus auxquels j’avais donné les traits de mon professeur et de ma mère… « Je pense que nous pouvons en rester là ! »

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