Lieux abandonnés (2)

 Création fort libre :  s'inspirer d'un lieu abandonné méconnu de Belgique.

 

Le Château de Noisy - Sabine Mammerickx

-    Où est-elle ?
-    Dans ce bureau, là.
Le directeur du centre de vacances désigne une porte au milieu du couloir. L’enquêteur s’engouffre dans la pièce. Il marque un temps d’arrêt : il ne s’attend pas à tomber sur une gamine effarouchée de 12 ans à peine. Elle est assise en regardant tête baissée ses bottines crottées. Il attend que le directeur se place à côté de la fillette pour commencer son interrogatoire. Il se maitrise pour adoucir sa voix de ténor.
-    Tu t’appelles … ?
-    Natacha.
-    Natacha comment ?
-    Dorsac.
-    Que fais-tu ici ?
-    En colo.
Le directeur devance l’interrogation du policier.
-    Ce château de Noisy sert de lieu de colonie de vacances pour les enfants de cheminots.
-    Ton père : il fait quoi ? poursuit le policier en s’adressant à la fille qui s’obstine à fixer ses bottines du regard.
-    Il répare les rails des trains.
-    C’est toi qui as foutu le feu à la chapelle du haut ?
-    …
-    Natacha … regarde-moi, s’il te plait.
Un temps. L’enfant relève la tête. Il est surpris par ce regard qu’elle lui lance : il y décèle de la colère, de la détermination, mais surtout du désarroi.
-    Pourquoi t’as fait ça ?
Elle pince les lèvres. À ce jeu-là, il est plus fort qu’elle, s’installe confortablement sur son siège et attend qu’elle craque. 7’, il compte 7’ de silence absolu dans la pièce et elle se met à bredouiller.
-    Ils ont dit … que Fabrice, il allait vivre dans un autre endroit que moi.
-    Qui est Fabrice ?
-    Mon frère jumeau. On est placé par le juge et on voit notre père une fois par mois. Et je veux pas qu’on vive pas ensemble.
-    Et t’as foutu le feu ici pour dire que t’étais pas d’accord, c’est ça ?
La gamine ne répond pas et continue à le fixer intensément. Le policier la regarde un moment puis lui explique qu’elle sera placée en IPPJ ; il se lève puis sort. Les yeux fermés, il inspire de l’air bruyamment. Il y a des jours comme ça qui sont bien pourris.

 

Cimetières de Locomotives - Philippe d'Huart

Emma
Au pied du sapin, Grégoire a la surprise de trouver une belle locomotive à vapeur, bardée de bleu et de rouge. Son cœur se réchauffe. Elle est magnifique et il a décidé en cette fin d’année de croire au Père Noël.
Un cadeau de bambin ? Peut-être, mais dès le premier regard, c’est le coup de foudre.
Grégoire nomme sa locomotive Emma. Chaque soir en rentrant de l’école, il est impatient de la retrouver et la dévore du regard. Elle est pour lui d’un réconfort incommensurable.
Il l’emporte ainsi en vacances à la plage où il écrit pour elle ses plus beaux poèmes.
Emma réunit puissance et régularité, continuité, inconnu, aventure et sécurité.
Il la manie avec doigté. Son bruit est un chant.

‘Puff, puff, puff, tuuut-tuut, chug along, tug along, chug along, tug along….’(1) (2).
C’est que la part sonore de la chose compte pour Grégoire au moins autant que son aspect visuel. Il ne manque jamais d’inspecter avec assiduité toute locomotive susceptible de l’emporter dans un tourbillon enivrant de rêves.
Il écoute attentif la tranquille respiration de la machine au repos, l’effort du démarrage, puis l’accroissement progressif de la vitesse.
On la pousse Emma, on la tire avec délectation et elle tire à son tour. C’est grâce à elle, à sa chaude et généreuse vapeur, passagère, si légère et à sa pression irrésistible que Grégoire trouve l’idée qui le sauve du péril et le sort de l’aporie (3). Emma et sa régularité impitoyable sont sa source d’énergie.
Et lorsqu’Emma n’a plus de charbon, Grégoire est déboussolé. Il ne voit plus sa route de la même manière comme si un abîme longe cette dernière de chaque côté et qu’il ne peut plus ni avancer ni reculer.
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(1) To chug along : se faire plaisir ; To tug along : tirer le long de, remorquer
(2) Les onomatopées s’essayent à traduire le bruit et la suggestion de la locomotive à vapeur (ex : chug : souffle ; to chug a beer : boire une bière en trainassant)
(3) Aporie : difficulté à résoudre un problème, contradiction insoluble dans un raisonnement


Salve Mater - Philippe d'Huart

 « En somme, dit le psychiatre, le début de la maladie de votre fille Elise a été brusque.
Je ne peux m’empêcher de me demander si on est sûr qu’elle est partie seule.
Une fugue en auto, vous comprenez….
Je me permets de vous poser cette question parce que moi, j’ai l’habitude de traiter les problèmes du cœur.
Il me faut certains détails sur le compagnon d’Elise.
Est-elle satisfaite de cette relation ? N’a-t-elle pas eu une déception intime ?
C’est important vous savez, maintenant qu’on a retrouvé votre fille ».

Le psychiatre interroge ensuite longuement le père sur la question d’hérédité et n’écoute pas toujours les réponses. De temps à autre, il s’accroche à un détail a priori insignifiant et s’y attarde.

Il se tourne alors vers Francine, la mère d’Elise, qui assiste à l’entretien et dit d’une voix haute : « Madame, vous étiez loin d’être seule avec Elise dans la maison. Se pourrait-il qu’elle ait voulu rejoindre son père ? ». Francine est profondément blessée de cette façon de procéder.
Le teint olivâtre du psychiatre, la forme de son visage et de ses lèvres évoquent l’image d’un bonze lettré. Chacune de ses questions est accompagnée d’une mimique qui semble vouloir dire : la question que je pose est simple.

Elise est dans sa chambre et l’interrogatoire se poursuit. Elle montre à un moment donné, comme une fugace lueur de compréhension, mais ne répond à aucune des questions.
Elle se met au contraire à battre la mesure en criant ‘un, deux, trois, piano!’ Et ce en éclatant de rire. Son bavardage incohérent continue de plus belle.

Le diagnostic d’Elise par le médecin mentionne ce soir de novembre 1950 une discordance.
On lui soupçonne une démence précoce qui ne peut être que l’aboutissement d’un drame intime et qui demande l’internement. (2)

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(1)    On rapporte que Verlaine séjourna vers 1893, peu après la mort d’Arthur Rimbaud, dans la propriété des Comtes de Spoelbergh à Lovenjoel, localité près de Louvain. Quelques années plus tard commencèrent des tractations entre la famille de Spoelbergh, l’UCL et les Sœurs de La Charité de Gand en vue de la construction du futur Institut Psychiatrique Salve Mater. (Source Internet)
(2)    Texte inspiré du roman ‘La nuit est ma lumière’ (1949) d’Etienne De Greeff.

 

Salve Mater - Isabelle Slinckx

Je m’appelle Salve. J’ai dans les 80 ans. Je suis grande, imposante paraît-il, surtout pour ceux qui me voient la première fois. Encore plus quand ils ne savent pas combien de temps ils vont passer dans mes murs.
J’en ai vu défiler. Entrer, sortir. Entrer et ne pas sortir. Ou les pieds devant comme vous dites.
On m’a appelée Salve. De sauver en latin. Et Mater encore bien. Que voulez-vous que j’y fasse ? Je me suis identifiée à ce nom et j’ai voulu sauver, j’étais là pour ça. Apporter un peu de paix à ceux dont l’esprit hurlait comme un chien enragé. J’en ai entendu des cris, des voix rauques à force de litanies incessantes et insensées, de pleurs infinies qui ne s’arrêtent qu’avec l’épuisement du petit matin.
Si je n’avais pas les fondations bien solides, j’y aurais peut-être moi-même laissé la raison et je me serais laissée hanter par toutes ces âmes sans repos, vous imaginez. Au moins les fous visionnaires auraient eu de vraies raisons de voir des fantômes dans mes murs.
Mais j’ai tenu bon, avec le béton pour raison, la brique comme analgésique. Comme une grand-mère bienveillante. Faute de pouvoir cuire des gaufrettes ou tricoter des chaussettes pour mes petits-enfants, j’en ai pris soin à ma façon. J’étais stricte sans doute mais ils n’en font qu’à leur tête ceux qui l’ont déjà perdue.
J’ai même une petite satisfaction à vous raconter que non seulement je faisais passer les âmes de mes pauvres patients décédés vers la lumière (par la petite lucarne à gauche dans le toit, vous voyez, celle qui a encore une vitre), de sorte qu’ils ne restaient pas traînailler chez moi à faire les spectres mais en plus, et là je suis fière de moi, j’ai réussi à influencer les vivants, les sains d’esprit, comme ils disent. Savez-vous que c’est chez moi la première que l’on a cessé d’avoir recours aux électrochocs?
Cela fissurait autant leurs cerveaux que les murs de mes caves, alors, vous pensez-bien...   
De ces cœurs et ces cerveaux en lambeaux qui me sont passé par les entrailles, je garde un souvenir doux-amer. Parmi eux, une âme douce reste dans mon souvenir. Vous l’appeliez Emilie je crois. Rien que de prononcer son nom me fait frissonner la charpente. J’ai la brique sensible, savez-vous. Elle était jolie comme un cœur, la vingtaine, de grands yeux bleus et toujours la tête ailleurs. Elle n’était plus qu’un tout petit peu parmi nous, le reste d’elle était parti avec son ami, un motard écrasé par un poids lourd. Elle lui parlait, riait... moi il me semblait le voir parfois à ses côtés. Elle était folle qu’ils disaient. Elle avait l’air heureuse.






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