J'avais 20 ans

 

"J'avais 20 ans. Je ne laisserai à personne dire que c'est le plus bel âge de la vie."

C'est par ces mots que commence le roman "Aden Arabie" de Paul Nizan, écrit en 1931. En mai 1968, cet incipit devient un des slogans du mouvement.

Pour nous, ils ne sont que l'occasion d'écrire quelques textes…



 Contestation - Sabine Mammerickx

"J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie."
-    Pourquoi tu as écrit ça sur la pancarte que tu brandis, là ?
-    C’est un des célèbres slogans sur les barricades à Paris.
-    Tu l’as inventé ?
-    Non … Paul Nizan, des années plus tôt, a commencé un de ses romans de cette façon. Et ça parlait aux jeunes, de ma génération.  On cherchait à faire du bruit, à se faire remarquer par les politiques. Les slogans, c’était notre manière à nous de faire des discours.
Ma mère regarde la photo qu’elle a sortie d’une boite en fer. Son lit est jonché de photos en petit format où je la découvre, sidérée, en jeans, en sandales et en survêtement coloré. Je ne parviens pas à faire le lien avec la dame à côté de moi, tirée à quatre épingles qui refuse de me voir partir à l’école en long manteau noir gothique.
-    Bon, d’accord, mais il est où mon père ?
-    A ma droite, ici.
J’aperçois à côté de ma mère un grand type maigre, osseux, les cheveux relâchés sur les épaules et la barbe dense, des lunettes cerclées de noir. Jésus-Christ, quoi ! Je retombe sur le lit, clouée, l’enthousiasme en berne. Ma mère sourit.
-    Tu es déçue ?
-    Vachement, ouais. Il est moche !
-    Il a le look des barricades.
Je lui reprends la photo des mains. 16 ans que ma mère promet qu’un jour elle me racontera tout sur mon père. 16 ans que j’attends ce moment.
-    Et ? Pourquoi vous vous êtes séparés ?
Ma mère, si sûre d’elle d’habitude, si classe, je vois son visage s’affaisser. Elle ne me regarde plus. Elle reprend, la voix fatiguée.  
-    Il y a les idéaux, les belles phrases, et puis il y a la réalité. Cet été-là, 1968, fut le plus intense de ma vie à ses côtés. Quand en septembre je lui ai annoncé que je t’attendais, il a voulu que j’avorte. J’ai refusé et il est parti. Un an plus tard il se mariait avec une petite bourge tout ce qu’il y a plus de commun. Je n’ai pas cherché à le revoir.
Nous restons toutes les deux muettes un temps. Puis je l’attire contre moi et lui colle un bisou sonore sur la joue. 

 

Mort à 20 ans - Isabelle Slinckx

Un individu de 20 ans d’origine maghrébine a été abattu par la police lors d’une course poursuite consécutive à une tentative de cambriolage hier soir à Molenbeek. La police locale transmet ses condoléances à la famille.

C’est ça ce qui arrive après la mort quand on s’est mal conduit comme moi ? Si je m’étais plus intéressé à la religion des parents, je saurais peut-être ce qui m’arrive et ce qu’il va advenir de mon âme si j’en ai une.
Mort, sûr.
Mais encore en train de traîner dans le coin pour observer mon corps emmené par les flics, pissant encore le sang.
Désolé papa, tu as tout quitté ou presque pour nous donner une meilleure vie à ma soeur et moi.
Mais tu as choisi (ou pas vraiment choisi) un pays qui n’a jamais vraiment voulu de moi.
Et la bande c’était plus cool que l’école, au moins j’y recevais de la chaleur humaine et de l’estime. Du partage, et pas que des butins.
Maman, je n’ose pas penser à toi maintenant. La douleur que je voyais si souvent dans tes yeux. Celle de l’exil, d’un pays trop différent que tu n’arrivais pas à comprendre, d’un fils qui faisait fausse route. La seule chose qui me freinait, c’était la honte de cette douleur que je te causais.

La boule au ventre, rouge comme ma colère, brûlante d’une violence qui me fait serrer les mâchoires, jusqu’à faire mal. Comme un réseau électrique qui va jusqu’au bras, du 100 000 volts. Des tripes en direct jusqu’à la main qui tient le couteau, le couteau de cuisine qui sera toujours en vente libre dans les magasins pour bourges.

Aujourd’hui j’ai 20 ans et je suis mort. Tant pis.

 

20 ans en 2020 - Philippe d'Huart

La lumière chaleureuse de ce jour de novembre 2020 s’engouffre dans mon studio de banlieue. Je viens d’avoir 20 ans. Mes ami(e)s me manquent. Je veux les embrasser, les toucher.
Je pense à Marie, la maman d’Emile. Un pote. Marie a un mauvais cancer.
La dernière fois que je l’ai entendue, elle a pris de mes nouvelles avec empathie et je lui ai dit : « Tu sais Marie, aujourd’hui en quarantaine, je ne laisserai jamais dire que je vis à 20 ans le plus bel âge de ma vie». 

« Gégé, me dit-elle, ta phrase me saoule. C’est magnifique d’avoir 20 ans en 2020. Tant de personnes sont mortes avant 20 ans. Regarde, tu as ici un toit, de quoi manger, de quoi boire, des proches, une santé. Tu peux regarder le film que tu veux à ta convenance, te connecter sur les réseaux sociaux, utiliser des moteurs de recherche pour t’informer, étudier et créer ta vie avec tes propres outils. Que demander de plus ? Évidemment, en cette année de pandémie, tu n’as pas pu aller à Barcelone en City Trip ». Elle se mit à rire et poursuivit avec bienveillance. « Dieu t’a béni de naître ainsi à une époque de perdition. Tu as un trou à la place de la mémoire ? Cela a toujours été la galère: la peste, les guerres Napoléoniennes, le typhus et le choléra, la première guerre mondiale, la grippe espagnole, le krach de 1929 et la grande dépression, la seconde guerre mondiale. On n’est pas bien chez nous en 2020 ? » 

Finalement, à entendre Marie, je me dis que je n’ai pas envie de me plaindre ni qu’on me plaigne. Si on croit le pays en ruine, les « années folles » ou les « trente glorieuses » peuvent peut-être à nouveau pointer leur nez. Comme pour Tante Irène en 1920, à l’aube du charleston, du swing, des robes au genou pour les femmes et des coupes à la garçonne. Ou l’Oncle Paul en 1946 et son activité à l’export.

 

Page blanche… - Jeanne-Marie Hausman

"J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie." Sacha posa son stylo. Il caressa machinalement le papier velouté du cahier, le ferma et, de ses doigts engourdis, replaça l’élastique qui maintenait la couverture en cuir souple. Un vague sourire se dessina sur ses lèvres. Son téléphone vibra dans sa poche revolver. Il l’en extirpa, y jeta un œil. Le jeune homme reposa le gsm à côté de ce qu’il avait du mal encore à qualifier de journal.
 

"J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie." Sacha se rencogna dans le fauteuil fatigué, bordeaux délavé. Il ferma les yeux et laissa ses pensées vagabonder. De toute façon, il ne pouvait plus que s’adonner à ce plaisir-là. Ses jambes se raidirent. La maladie va encore progresser, soupira-t-il. Le sentiment d’urgence qui l’étreignait depuis ce matin revint l’oppresser de plus belle. Mais la fatigue l’avait gagné et il n’était plus sûr de pouvoir tenir son stylo avec assez de souplesse pour que son écriture reste lisible. Sacha soupira, il avait dû s’assoupir. Le soleil était descendu et caressait de ses rayons orangés les lamelles des persiennes. Il se releva avec raideur. Ses jambes flageolèrent un instant. Il s’agrippa à sa canne, ferma les paupières, se concentra. Quand il rouvrit les yeux, le vertige le reprit. Il retomba assis dans les coussins creusés par les très longues siestes que sa souffrance imposait à son corps. Son regard fut attiré par le faisceau rougeoyant du soleil qui faisait danser les grains de poussières au-dessus du parquet. Son téléphone vibra à nouveau. Sacha l’empoigna de ses doigts épais et déformés. Il le projeta sur le mur et le portable vola en éclat. Le jeune homme resta plié en deux, les jambes tremblotantes. Il serra les poings. Pas question de pleurer, ce n’est pas le moment de lâcher. Il inspira profondément. S’il ne pouvait écrire pour le moment, il pouvait toujours échafauder son récit dans sa tête. S’il le polissait, s’il pesait les mots, s’il brodait chaque détail dans sa mémoire, il pourrait ensuite retranscrire son histoire sur le beau vélin blanc cassé sans perdre de temps à sa mise en forme. Il se détendit et son sourire illumina son visage pâle encerclé de boucles brunes. Ses yeux bleus pétillèrent un instant. Il n’était pas déjà peu fier de sa première phrase. "J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie."

 

J'avais 20 ans - François-Marie Gerard

J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie.

Je rêvais de séduire toutes les femmes. Elles étaient si belles. Toutes. Les blondes, les brunes, les rousses, les noires. Les petites biches de 15 ans, les jeunes pousses de 20 ans, les expérimentées de 30 ans ou plus… Elles étaient toutes belles. Je rêvais de toutes les séduire. Ou plutôt je rêvais qu’elles soient toutes séduites, qu’elles me tombent dans les bras, qu’elles abandonnent leur corps contre le mien, qu’elles m’offrent leurs lèvres si envoûtantes.

Aucune ne me regardait. J’étais invisible pour chacune d’elles. Même Aurore, ma voisine, quasi ma jumelle, avec qui j’avais tant joué durant notre enfance, ne daignait même plus me regarder. Certes, elle n’était pas la plus jolie, mais j’aurais tant aimé qu’elle prenne ma tête dans ses mains et éclate de ce rire qui nous amusait tant. Elle ne riait plus. Elle draguait de manière éhontée, sans succès pourtant. Apparemment, même sans réciprocité, tous les garçons lui convenaient. Sauf moi. Moi, je n’existais plus.

Je ne savais pas ce que je devais faire. Donc, je ne faisais rien. J’attendais. Je regardais. J’admirais. Je m’enflammais à chaque rencontre, fut-elle furtive. Je tombais amoureux une dizaine de fois par jour. Chaque fois, une certitude : c’était elle, la bonne, la première, celle qui allait faire de moi le plus heureux des hommes. Bernique. J’étais de plus en plus malheureux, sans espoir. Même les échecs répétés d’Aurore dans sa propre quête ne m’apportaient aucune satisfaction. Que du contraire.

Mes copains racontaient leurs exploits. À les entendre, ils étaient tous des Don Juan émérites et des amants gourmands, polyglottes et lascifs. Il leur suffisait d’approcher une femme pour qu’elle s’emballe et leur procure mille plaisirs. Alors que leurs corps s’interpénétraient allégrement, la seule fois où j’avais osé, dans le bus, rapprocher ma main pour effleurer celle de la jolie donzelle avec qui je partageais la banquette, je n’avais eu droit qu’à un mouvement de retrait et au départ précipité de la merveilleuse inconnue. Ce fut Aurore qui s’installa à la place, tournée vers les autres garçons qui l’ignoraient superbement.

Le jour de mes 21 ans, j’étais seul. Ou tout comme. Comme chaque année, mes parents avaient invité Aurore. Tu parles d’un cadeau ! En plus, elle n’arrivait pas. Elle arriva pourtant, pour le dessert. Elle portait une robe à fleurs toute simple, avec de fines bretelles. Je découvris la délicatesse de ses épaules. Le repas terminé, nous allâmes dans ma chambre, comme nous le faisions lorsque nous étions enfants. Nous nous assîmes sur mon lit pour jouer une partie de Puissance 4. Après une première partie que, comme d’hab, je l’ai laissée gagner, Aurore m’a regardé :
-    Tu l’as déjà fait ?
-    Quoi ? Gagner une partie ?
-    Mais non, idiot… Je veux dire…
-    Non. Et toi ?

Aurore prit ma tête dans ses mains et éclata de ce rire qui nous amusait tant. Ce fut Puissance 100 000. Une éruption de deux volcans. L’amour !

J’avais 21 ans. Le plus bel âge de la vie !



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