Lieux de vie avant la mort

Où étaient nos personnages le jour du meurtre ? Que faisaient-ils ? Comment se sentaient-ils ? Plongée dans leur intimité.

Desmoulin dans son commissariat - Isabelle Slinckx

Taper les rapports, qui plus est sur un ordinateur poussif dont le ventilateur est aussi discret qu’un bébé qui a des coliques, n’est pas l’activité qui a poussé Xavier Desmoulin à opter pour la carrière de policier. Enfin, carrière, tout de suite les grands mots.
L’ordinateur entre dans sa minute récurrente d’assoupissement et l’inspecteur en profite pour prendre une respiration profonde, histoire de se calmer. ‘Je suis un homme d’action, moi, sauver les petites vieilles des arnaqueurs sans scrupules, courir après les cambrioleurs, consoler les jolies filles à qui on a arraché leur sac à main, tout ça, je le fais de gaieté de cœur... mais ces rapports... paperasse paperasse, et c’est de pire en pire. L’ère numérique, tu parles.’
Il respire à nouveau, se lève pour aller mettre en marche le percolateur dans le coin de la pièce, coincé entre la porte vitrée et l’armoire métallique grise à dossiers. Il remplit au passage un verre d’eau pour la plante grasse. Il hésite toujours, c’est un souvenir de sa femme, de l’époque où elle lui faisait encore des cadeaux. Dans les mauvais jours, il se dit qu’il ne va plus l’arroser, histoire de la laisser crever à petit feu comme l’a fait son mariage. Mais c’est drôlement résistant une plante grasse. Plus qu’un mariage entre une serveuse et un policier. La fenêtre qui donne sur le parking lui sert maintenant de prétexte à la distraction, mais rien à noter sur le parking, quelques véhicules au repos, en attente d’action, comme lui.
‘Si ça continue, je vais me mettre à repeindre les murs pour éviter de continuer les rapports. Ils en auraient bien besoin d’ailleurs, pelés par ci par là, constellés de reste d’adhésif et de gouttes de café. Je pourrais mettre du rouge à lèvres au roi qui trône sur la photo obligatoire derrière mon bureau en chêne, mais ce serait mal vu.’
Alors il se rassied, pose les pieds sur le bureau et sort un bâton de réglisse du tiroir, celui à gauche en haut, juste à côté de l’arme de service. Et il rêve à Colombo.


Desmoitier au restaurant - Philippe d'Huart

Le Domaine Vins et Délices. Ancienne ferme rénovée en restaurant et bordée d’un potager, de prairies et de bois à l’arrière. Le parking clientèle est à front de rue. Sur celui-ci, une Jaguar E-Pace blanche. Le domaine est connu pour sa carte gastronomique et ses vins de qualité.
Il y a cinq ans, après un épisode scabreux, Géraud Desmoitier, alors fringant trentenaire, a repris et aménagé ce vieux domaine familial avec goût et panache.
Les poutres en bois clair donnent à la haute toiture de la grange un visuel imposant et convivial. Par les baies vitrées, une vue imprenable sur la terrasse et le jardin qui accueillent en été les convives dans une ambiance colorée et odorante.
Le bar-comptoir sous forme de large cercle trône au milieu du magnifique plateau de salle.
On sent ici comme le bon vin qui s’apprécie des meilleur mets.
Géraud gère son activité avec brio. Que ce soit en salle ou en cuisine, il vit avec ses tripes.
Une belle cuisine bien équipée donne par une double porte sur l’arrière de la salle.
La cuisine est simple. La carte étendue. La capacité d’accueil est énorme.
Cela relève autant de l’usine à gaz que de l’horlogerie de précision.
On est rarement déçu par ce qu’on trouve dans son assiette. Un bâtiment annexe en briques rouges lui sert de logement.

6h25
Le poêle encastré crépite de part et d’autre de la longue cheminée en briques brunes.
La large vitre de la cassette laisse passer une douce chaleur. Le chien est allongé.
Au-dessus de l’antre un panneau en bois avec une inscription : ‘Mange, Prie, Aime’1.

7h30 – Marché matinal
-    Vous allez bien !
-    Comme un jeune. Mmmh… elles sentent bon ces asperges. Les tiges sont bien fermes et les pointes resserrées comme il faut. Ces girolles me font de l’œil aussi. Rajoute des girolles, des pousses d’épinards et quelques radis noirs.

8h05 - Le Boucher
-    Et celui-là ?
-    Elevé en pâturage pendant 36 mois. Nourriture saine. Exercice quotidien. Un vrai champion !
-    Il est persillé à souhait ton champion.
-    Il fond carrément dans la bouche, il te laisse un goût noisette au palais ! C’est pas du bœuf, c’est un miracle !

13h – Tête à tête en salle
-    Tu as choisi ?
-    Je vais prendre le poulet fermier.
-    Et moi, le pied de porc farci.
-    Bien. Tu prends du vin avec ça ?
-    Un Carpineto Chianti Classico Riserva 2016. C’est parfait !
-    Les documents comptables pour cette année sont prêts. Le bureau a aussi fait une projection financière sur les trois années à venir.

16h – En cuisine
-    Je suis désolée. C’est moi qui ai insisté pour qu’on te parle de moi. J’ai pensé qu’on aurait plus de chance comme ça.
-    C’est juste, je me suis montré maladroit. Je n’aurais pas dû m’y prendre de cette manière.
-    OK. Chacun a fait ce qu’il a jugé nécessaire.
-    Le deal te parait équitable ?
-    …
-    Je me change et j’y vais !

1 Titre d’un roman d’Elizabeth Gilbert, romancière, essayiste, biographe.


Dupoil dans son cellier - François-Marie Gerard

Lissant sans arrêt sa moustache, Jean Dupoil est assis dans la cave à vin du Restaurant Vins et délices. Il regarde d’un œil hagard ce joyau auquel il a consacré toute son énergie ces dernières années. Un cellier quasi parfait : température stable aux alentours de 13°C, hygrométrie naturelle et constante de 70%, sol en terre battue, pas de lumière directe, silence total, aucune vibration ni trépidation, aérations au nord et au sud… Le sommelier contemple ces centaines de bouteilles soigneusement allongées dans des étagères d’une régularité exemplaire. Les crus, premiers crus, grands crus s’alignent. Bordeaux, Bourgogne, Champagne, Châteauneuf du Pape, Gigondas, Rioja, Grange, Madère, Porto, Tokaji, Sauvignon d’Afrique du Sud, Chianti…

À la simple évocation de ce vin extraordinaire, Dupoil frémit. Dans quel guêpier s’est-il une nouvelle fois fourvoyé ? Il repense au temps de son premier travail comme assistant-sommelier au Nello’s, dix ans auparavant. Un boulot de rêve sur la côte toscane, déniché grâce à son oncle Luigi. Celui-ci avait fait d’une pierre deux coups : il permettait à Jean de sortir des radars policiers et s’assurait en même temps de son silence ! Dieu sait si pourtant il en avait des choses à dire à propos du jeune et séduisant Ministre de la Justice. Justice, mon œil !

Dupoil se lève et parcourt les allées du cellier. À chaque pas, il ne se contente pas de voir ces bouchons et ces étiquettes. Il respire vraiment chaque vin. Il en visualise mentalement la robe, les reflets, les larmes. Son nez est alors éveillé, il sent le vin s’ouvrir et en reconnaît les arômes : pomme, pêche, chèvrefeuille, jasmin, cèdre, chêne, cannelle, vanille, camphre, résine… Quelle merveille ! Enfin, il déguste par la pensée chaque élixir et en vit l’acidité, le sucré et l’amertume. Extraordinaire !

Perdu dans ses dégustations mentales, Jean revient brusquement à la réalité en passant devant les Chianti. Il revoit le débarquement de Desmoitier et sa bande un beau jour d’été au Nello’s. Il hume encore le parfum de ce Giuccardini Strozzi 2006 qu’il leur avait servi. Il revit son passage sur le yacht de Desmoitier. Il y avait retrouvé Matteo, le frère de Luigi, qui s’essayait à la photo de plongée. Desmoitier était devenu de plus en plus un ami. Quand Géraud lui avait proposé de devenir sommelier de son restaurant, Jean n’avait pas hésité une seconde. C’était une chance inespérée. Il avait pu développer une cave réputée dans toute la région, tout en continuant ses recherches sur le Chianti.

Mais aujourd’hui, Luigi s’est annoncé. Et toujours aucune trace des escarpins verts perdus par Suzy, sa stupide petite sœur. Jean s’en veut : il aurait dû les faire porter par Juliette, elle au moins ne les aurait pas égarés.

Le studio de JulietteJeanne-Marie Hausman

Dix heures trente, le réveil grelotte. Juliette s’étire, soupire, appuie sur le bouton d’arrêt. Elle se retourne, enfonce sa crinière blonde dans l’oreiller moelleux. Déjà trois fois que la sonnerie de son GSM tente de la tirer du lit, la jeune femme légèrement vêtue adore se prélasser jusqu’à la dernière minute, retenant les dernières demi-secondes du rêve de la nuit passée. Après un rapide coup d’œil à l’écran de son portable, Juliette saute sur ses deux pieds. Les automatismes reprennent avec fluidité : mettre en route le percolateur, se doucher sous un jet bien dru et tiède, enfiler des sous-vêtements, de préférence rouges ou noirs, déposer quelques croquettes dans la gamelle de Méphistophélès, replier le clic-clac, se verser un grand mug de café très chaud, le boire en regardant la ligne des buildings qui s’élève entre sa fenêtre et le boulevard périphérique.
Juliette se sent bien dans son petit studio sous les toits. Un petit 20 mètres carrés que le propriétaire a réalisé en démolissant un mur séparant deux chambres de bonne. Les lieux sont étriqués, mais La locataire en a fait un cocon cosy. Elle a repeint les murs jaune pâle, a installé deux tapis épais dans les tons bleus. La kitchenette accueille une petite table rafistolée turquoise et deux chaises plutôt canard. Une douche et un wc se partagent un petit réduit qu’elle a carrelé dans des tons sable. Un divan-lit et une penderie en chêne de bonne dimension achèvent de meubler la pièce que deux fenêtres de toit baignent d’une belle lumière en journée.
Dire que tous les matins se ressemblent serait mentir. Il est des jours où la grisaille belge déteint sur le moral de la jeune femme, des journées où le soleil invite à l’aventure, d’autres fois où le moral de la demoiselle n’a que faire de la météo car les affaires pressent. Et en ce matin du 12 novembre, l’agenda de Juliette est plutôt chargé : elle doit passer voir son flic du mercredi soir, se trouver une paire d’escarpins, se rendre au shooting photo qui lui permettra de calmer son proprio, rejoindre le frangin au resto. « Je me demande c’est quoi sa nouvelle combine. » Elle repousse gentiment le gros angora qui se frotte à ses jambes en miaulant. « Pas le temps aujourd’hui, mon gros matou. Je dois ramener de la tune pour te payer des croquettes trois étoiles. » Elle se dirige vers l’armoire, ouvre en grand les deux portes. Elle passe sa main délicatement dans la penderie, inspectant attentivement les quelques robes de prix qu’elle entretient avec soin. Juliette sait dégoter les bonnes affaires et a ses entrées dans les friperies de luxe. En quelques coups de ciseaux et quelques points, elle remet au goût du jour des robes que des bourgeoises ont portées une seule fois dans des cocktails ou pour des vernissages. Elle a les manies des gens qui savent d’un tour de main cacher leurs difficultés financières. Elle enfile un fourreau vert émeraude de la couleur de ses yeux. Rapidement, elle se place devant son miroir, dépose un voile de poudre sur son visage, un trait d’eye-liner sous les yeux, du mascara sur ses longs cils, un peu de rouge à lèvre pour un effet « bouche mordue ». Elle enfile une paire de ballerines noires, à défaut d’escarpins accordés à sa tenue. Son manteau et son sac sous le bras, Juliette ferme derrière elle la porte de son refuge secret.


Le loft de di Giorgio - Sabine Mammerickx

Luigi di Giorgio n’est pas un homme qui aime les imprévus. Samedi matin, il se réveille les sens en alerte. L’odeur qui fait frémir ses narines ne lui est pas familière : un parfum capiteux de bonne qualité gâché par un vague relent de tabac froid. Il soulève la couette et découvre une fesse couleur café au lait qui pointe vers lui avec malice. Il plisse son nez un peu écœuré et fait un effort pour se rappeler la soirée de hier. Une… non deux bouteilles de Chianti, un risotto aux cèpes et des croquants aux amandes, accompagné d’une grappa. Il ouvre de nouveau les yeux. Il n’y a pas à dire, Géraud Desmoitier s’y connait en cuisine toscane. Il n’a qu’un vague souvenir de la personne qui mangeait avec lui à table.
Il se lève de meilleure humeur sans réveiller la fille couleur chocolat. Taïssa ? Non. Laura ? Non plus. Il enfile une tenue sportive. La couteuse cuisine américaine l’accueille, impeccablement rangée. La femme de ménage vient trois fois par semaine, un luxe nécessaire pour entretenir ce vaste loft qu’il a déniché cinq ans plus tôt. Son chez-lui, personne n’y entre, sauf pour les petites affaires et … Il jette un rapide coup d’œil vers la couette qui maintenant bouge un peu. Il verse dans un mug le liquide délicieusement aromatisé qui jaillit de la cafetière italienne. Un caffè ristretto dès le saut du lit, rien de tel pour se mettre en jambe. Grazie à la mamma pour cet héritage culinaire. Il s’enfonce dans son canapé Togo couleur … mh Chianti. Son regard se lève vers les collines verdoyantes et aux courbes si gracieuses qu’il ne se lasse pas de regarder quand il se trouve dans cette position, face au mur blanc immaculé décoré d’un unique tableau : la vallée du meilleur vin au monde.

-    On s’appelle ?
Luigi tressaute légèrement. Perdu entre les vallées de Montalcino et de Montepulciano, il n’a pas vu que la fille entretemps s’est extirpée du lit en bataille, habillée et a pris déjà la direction de la porte.
-    Heu … oui, mais en ce moment j’ai beaucoup  à faire.
La fille hausse les épaules, blasée.
-    Au revoir, … Laura.
-    Baia ! rectifie-t-elle sans se retourner et en disparaissant.
Il hausse les épaules, l’esprit déjà ailleurs. Le front appuyé sur la baie vitrée du salon, il regarde sans les voir les pigeons qui viennent quémander des miettes de pain à un mangeur de croissant matinal qui s’est installé sur un banc du parc. La sérénité du réveil a cédé la place à un malaise à la poitrine qui l’oblige à porter sa main vers son torse pour calmer la douleur. Il reconnait les symptômes du stress. « Géraud, on va avoir une petite conversation tous les deux. Stronzo ! » S’il se rappelle bien sa brève entrevue hier soir, entre deux clients, le restaurateur a une explication à lui donner.
Il ouvre brusquement le tiroir du petit meuble en marqueterie qui orne le couloir donnant sur sa chambre et s’empare d’un objet qu’il fourre dans son sac de golf. Quand il quitte son immeuble, il ne se dirige pas vers le restaurant. Le club d’abord. Il faut qu’on le voit là-bas aujourd’hui.



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