Souvenirs

Pris au jeu de l'escarpin vert. Nos personnages valent bien qu'on s'y attarde quelque peu. Premier essai : un souvenir, un moment passé… qui jette un éclairage sur l'un des personnages.

Xavier Desmoulin - Jeanne-Marie Hausman

Desmoulin s’étire, ses os craquent, ses muscles se dénouent un peu. « Quelle galère ! » souffle-t-il. L’inspecteur soupire, puis se tasse à nouveau dans le siège baquet de sa vieille Mustang jaune moutarde. « Je suis trop vieux pour ces conneries. J’aurais dû confier la planque à Vanulle. » Ses yeux scrutent l’entrée de l’impasse. Rien. Il soulève le journal posé sur le tableau de bord, attrape son paquet de cigarettes. Vide. « Putain, c’est pas vrai ! Plus de clopes ! Journée de merde. » Il agrippe le volant et serre de toutes ses forces. Les jointures de ses grandes paluches de boxeur blanchissent sous la pression. Il inspecte les alentours, jette un coup d’œil à sa montre. « Encore trois heures avant la relève, je ne tiendrai jamais. » Un moment… Desmoulin regarde à nouveau sa montre : « Putain, ce n’est pas possible. Le temps s’est arrêté ou quoi ? » Il commence à marteler le volant. Une jeune femme pressée remonte le trottoir vers le centre-ville. Elle se retourne un instant et lui jette un regard interrogateur. Le quadragénaire s’excuse d’un geste, elle s’éloigne sensiblement plus vite. Xavier étouffe un juron. Il va finir par se faire remarquer. Il n’a pas le choix.
Le policier claque la porte de la Mustang et s’éloigne à grands pas. Il a repéré une supérette à quelques mètres de la planque. « Un saut rapide… juste le temps de m’acheter des Marlboro, ni vu ni connu. » L’inspecteur passe les doigts dans sa crinière poivre et sel, se recoiffant rapidement. Il pousse la porte du Paki. La clochette grelotte. Ses yeux prennent un peu de temps à s’habituer à la pénombre. Il marque un temps d’arrêt, quelque chose a attiré son attention. Il met quelques secondes à comprendre. C’est le silence qui a frappé ses oreilles, un silence épais, lourd, le silence habité par une présence tapie dans l’ombre. La boutique est pleine à craquer de bric-à-brac colorés et exotiques. Desmoulin inspecte minutieusement les lieux, l’esprit en éveil, la curiosité piquée au vif.
Elle est là, immobile. Elle le regarde fixement, un sourire au coin de ses yeux lourdement fardés. « le Paki n’est pas là ? » interroge Desmoulin. « Il s’est absenté. Sa mère est souffrante. » murmure-t-elle d’une belle voix grave. « Que désirez-vous ? » L’inspecteur répond sans réfléchir : « Vous. » Le rouge lui monte aux joues, il ne sait pas ce qui lui a pris. La jeune femme se lève et sans un mot l’embrasse à pleine bouche. « Et donc ? » Desmoulins bafouille : « Des clopes, enfin, un paquet de Malboro plus exactement. » Elle le sert, il sort un billet de 20 de sa poche. Il ajoute, après un court instant : « Vous avez très bon goût… » Il n’en revient pas, ça lui a encore une fois échappé. Elle éclate de rire, empoigne de sa main droite la mâchoire mal rasée de Xavier, l’embrasse à nouveau et lui glisse deux bâtons de réglisse dans la poche. « Cadeau, lui dit-elle à l’oreille. Comme ça, tu te souviendras de moi. »
La clochette grelotte derrière Desmoulin. Il sort de sa sidération, jette un œil à sa montre. « Putain, c’est pas vrai. » Il s’en retourne rapidement, ouvre la portière de la Mustang, se jette derrière le volant, un petit goût anisé et piquant s’éternise sur sa langue.


Jean Dupoil - Isabelle Slinckx

Ce chat le fascine. Son air hautain quand il se réveille, s’étire en ne lâchant qu’un regard en coin, rapide, vers les humains qui l’entourent, comme s’ils ne méritaient pas plus. Le temps infini qu’il passe à se lécher le poil, pour être parfaitement séduisant pour les minettes du coin ?
Son pas majestueux et assuré quand il se dirige vers la porte.
Tout son être affirme : je suis le roi.
Même ses bâillements à s’en décrocher la mâchoire sont empreints de majesté et de condescendance.
Le summum du plaisir pour Jean a été de voir le chat jouer avec une souris. Et hop, un coup de patte vers la gauche et hop, un coup vers la droite. Et je te fais rouler et je te fais tournebouler... Même si la bestiole faisait la morte, on aurait dit que le chat ne s’y méprenait pas et qu’il continuait à savourer le plaisir de la tourmenter, sachant que l’état de figement ne la protégeait pas tout à fait de la peur et de la souffrance. Et quand il commençait à se lasser du jeu, il lui ouvrait ventre d’un coup de griffe tout simplement et les entrailles de souris s’étalaient sur le sol tout simplement.
 
Peut-on avoir un chat pour modèle dans la vie ? En tout cas Jean Dupoil, du haut de ses 10 ans en rêvait. Depuis que sa mère était partie, le laissant seul avec ce père qui lui aussi jouait avec lui comme le chat avec sa souris. Il n’avait plus maintenant qu’un vague souvenir de cette femme blonde élégante. Il n’avait que de vagues réminiscences de cris et de pleurs dans le salon. Et puis un jour, elle n’avait plus été là. Son père n’avait jamais répondu à ses questions d’enfant angoissé. Seule une voisine l’avait serré contre lui, la larme à l’œil et lui avait dit quelque chose comme : tu vas voir, tout va s’arranger. Il se demandait encore ce qu’elle avait voulu dire.
Depuis, son père l'avait repoussé ou évité, ou attiré à lui essentiellement dans ses moments d’affectivité alcoolisée. Et cela pendant des années, sans que cela ne s’arrange en rien.
Depuis quelque temps cependant, il lui semblait qu'une nouvelle femme était présente dans la vie de son père. Une de plus, oui, mais il avait un vague pressentiment que peut-être avec elle les choses iraient moins mal. Elle avait l’air doux.



Luigi Di Giorgio - Philippe d'Huart

« Roberto ta ligne. Ta ligne ! Bon Dieu. Le numéro 8. Tiens-le. Ne le laisse pas passer ! Ouais. Bien ça. Passe la balle à Raoul. Raoul ! Oui. Oui. Goal ! Oh non!
Allez c’est rien les gars. On mène. On temporise. On les tient ! (Coup de sifflet final). Ouais ! On a gagné, on a gagné! »

-    Luigi. Luigi !
-    Oui
-    Mon papa veut te parler.
-    OK. Mario, tu prends le relais pour le débriefing avec les gars.

-    Bonjour Monsieur.
-    Tu t’appelles Luigi, c’est ça ?
-    Oui, je suis l’entraineur des U14.
-    Je sais.
-    T’as quel âge ?
-    18.
-    Écoute mon gars, je t’ai vu diriger l’équipe aujourd’hui et je trouve que tu t’y prends vachement bien avec les gamins. Bon match. Tu vois. Tu les motives. Fermement mais sans les abattre. Le moral est très important. Tu leur donnes confiance. Tu travailles leur physique, leur connaissance technique. Ils progressent bien. Les parents sont contents de toi. Vous êtes troisièmes au championnat, non ?
-    Oui Monsieur.
-    Appelle-moi Carlo. Tu vois, on a besoin de gars comme toi par ici. Des meneurs d’équipe. Des stratèges sur le terrain. Des gars qui bossent mais qui savent aussi faire la fête quoi !
-    Mettre de l’ambiance, faire la différence.
-    Exact
Il lui tapote l’oreille et la joue gauche avec une empathie certaine. On aurait dit Jules César parcourant ses troupes.
-    Viens me voir au bureau après le match. Veux-tu ? Voici ma carte.
-    Bien Monsieur.

-    Luigi. Luigi !
-    Oui maman.
-    Ton père te cherche. Il a besoin d’un coup de main au bar et en cuisine pour le ‘souper moules et frites’ de ce soir.
-    Mm ! Tu sais, maman…
-    Si, si, va bene, mon fils. Cela te fera du bien d’être avec ton père. Les contacts du club. Les instances de la commune, les échevin(e)s, les sponsors, la presse locale, c’est bon pour toi, à ton âge. Il y aura plein de jolies filles, des potes, de la musique. Profite ! Profite mon fils.
-    Où est ta sœur ?
-    Ben, je n’en sais rien.

« Je suis sûr que maman vient de faire pour moi un tirage lunaire avec ascendance au tarot. Ma ligne de vie, tu parles, susurre-t-il. Allez soyons honnêtes, elle est forte à ce jeu. Tout le club passe chez elle et le reste ! »

-    Allez. Viens mon grand. Tu vas m’aider au bar. Tu vois la table là-bas. Les 2 gars et les trois nymphes. Offre-leur la tournée de ma part. L’apéro maison. T’as compris ou je te fais un dessin ?
-    Oke paps. Mais je reste 45 minutes. J’ai un rendez-vous important.

Il me lance un clin d’œil amusé. Il a la pêche mon père !
L’ambiance est à son comble dans la toute nouvelle salle du club de football communal. C’est le tournoi interclubs :
-    Alleeez, Alleeez, Alleeez ! We are the Champion, We are the Champion ! Allez, Allez, Allez !
-    Tous Ensemble, tous ensemble (petit bruit de trompette).

Toc ! Toc !
-    Monsieur Carlo ?
-    Entre mon gars. 1m82, 72kg : Milieu gauche en équipe messieurs première. 6 Buts. 9 Assists. Entraineur U14. Pas mal ! Et tes études ?
-    Bio Ingénieur Chimie
-    T’as une copine ?
-    Oui
-    T’as de la famille, frère, sœur, oncle, tante ?
-    Oui, oui. Une partie de la famille est au pays, mais je n’aime pas trop en parler.
-    Ok, ok. Relax
-    Tu sais, nous avons des sponsors dans le club, ici on peut t’offrir des avantages comme nulle part ailleurs : Gsm, abonnement, PC, bagnole, travaux divers de rénovation à petit prix, événementiel à prix préférentiel. C’est une grande famille ici, tu sais. Pas comme chez les nazes d’en face. Tu comprends.
-    Oui. Des potes m’en ont parlé.
-    Bien, bien mon gars. On a une vraie place pour toi ici dans le club, avec des perspectives. C’est une opportunité pour toi, je te le dis.

-    Luigi ! Luigi !
-    Rebecca !
-    On a une soirée ce soir avec des copines. Tu m’accompagnes ?
-    Oh ouais ! Une boum !
-    Vas-y mon gars. Amusez-vous bien, mademoiselle. Reviens me voir Luigi. Luigi ?
-    Di Giorgio, Monsieur. Luigi Di Giorgio.
-    T’as vu à qui tu parlais ? Le président !
-     Ouais. Viens, on y va. On a la soirée devant nous.
-     Et tes parents ?
-     Je les avertis.

Ils enfourchent leur vélo et sortent du complexe sportif. Le temps de s’enfiler plusieurs rues et sentiers, ils rigolent. L’insouciance de l’adolescence. Rebecca se rapproche de Luigi.
-    Tu….
-    Je te veux jusqu’à l’aube…

Une voiture arrive à vive allure. Elle freine dare-dare. Les pneus crissent. Les deux vélos sont projetés et percutent violemment le trottoir.
-    Je… Merde !


Juliette Dorléac - Sabine Mammerickx

« Mais quelle pauv’ conne je suis ! », bougonne Juliette en regardant la silhouette de sa mère disparaitre sur le trottoir d’en face. Chaque mois la mère et la fille se retrouvent dans ce café de quartier pour prendre un lunch. Chaque fois Juliette se fait avoir : sa mère parvient à lui extorquer de l’argent pour payer elle ne sait quelle note en retard. La jeune fille détourne le regard, dégoutée, et s’en va en sens inverse. Sa mère ne parviendra pas à gâcher son enthousiasme : première séance de photos pour un magazine de produits d’entretien. Pas glamour, mais c’est déjà un début. Après 5 stations de métro, un tram et 10’ de marche dans un quartier décentré, elle se retrouve devant une bâtisse peu amène : la couleur de la façade est délavée et les fenêtres sont grillagées. Juliette fait un mouvement de recul, un peu sur ses gardes. Mais l’enveloppe proposée pour la séance ne se refuse pas. Déjà deux mois de retard dans le paiement de son loft, elle ne peut se permettre de faire la fine bouche.
A l’intérieur, l’ambiance est tout autre : au moins 7 personnes se bousculent à l’étage pour gérer les appels, les décors, la mise en place du matériel photographique, les ordres à donner aux techniciens. Un mannequin en train de se faire maquiller l’observe sans amabilité. Elle connait ce regard de la rivale qui jauge, traque le moindre défaut sur la peau ou la taille de l’autre, l’ennemie qui pourrait prendre sa place. Un coup d’œil sur un miroir mural, elle se sait à son avantage avec ses yeux de chat, sa chevelure blonde qui tombe en cascade sur ses épaules de sportive et ses jambes musclées, interminables. Elle n’a pas peur de la comparaison.
-    La nouvelle, tu es prête ?
-    Euh … oui.
-    Place-toi, on y va.
Un homme trentenaire, cheveux bruns en brosse, se place derrière l’objectif de l’appareil photo professionnel qui trône au milieu de la pièce. Le type d’homme à avoir l’habitude de se faire obéir par des créatures somptueuses.
-    Enlève ta blouse. L’épaule, dégage-la. Oui, encore. Souris, mieux que ça. Pose plus sexy. Une main dans tes cheveux. Dégage le cou. Encore. Le décolleté, là, oui, n’aie pas peur.
En moins de 10 minutes, Juliette s’interroge sur l’utilité de telles photos dans un magazine qui vend des torchons et des raclettes. « Lui » conviendrait mieux pour les poses de  plus en plus lascives qu’elle n’ose pas refuser. Matteo, le photographe, continue à lui donner des ordres. Il s’arrête de temps en temps de mitrailler. Il ne sourit pas, mais la fixe comme si elle était un objet de convoitise dont il faut s’emparer.
-    Matteo, la police ! 
-    Encore ! Elle est passée hier, crache l’homme, contrarié par cette interruption.
Tout à coup surgissent deux policiers dans la pièce, l’un petit et âgé, l’autre grand et entre deux âges.  
-    Assez ri, di Giorgio ! On recommence tout depuis le début : carte d’identité, permis de séjour, fiches salariales des employés. Et qu’ça saute !
Le représentant de l’ordre en attendant que le photographe s’affaire sans se presser se tourne vers Juliette qui s’est hâtée de se rhabiller. Elle n’a pas remarqué l’étincelle dans les yeux bleu océan du policier qui l’observe plus attentivement.
-    Un bon conseil, ne restez pas ici, Mademoiselle, lui dit-il fermement mais avec douceur. Di Giorgio n’est pas un employeur pour vous. Mademoiselle … ?
-    Juliette Dorléac.
-    Inspecteur Xavier Desmoulins. Je vous raccompagne.


Adhémar Vanulle - François-Marie Gerard

Adhémar Vanulle se souviendra toute sa vie de ce jour : il vient de découvrir l’avis officiel de son acceptation à l’Académie de Police. Il a passé tous les examens avec brio. Aucun problème pour les épreuves d’aptitudes cognitives, lui qui a toujours été dans les premiers de classe. L’épreuve sportive fut une formalité pour l’arbitre-adjoint de football provincial. Ce fut plus difficile pour l’épreuve de personnalité, mais Vanulle s’était répété : « Montre simplement ce que tu es, ton honnêteté fondamentale gagnera » ! Mais la véritable angoisse, ce fut l’enquête de moralité. Non pas qu’il craignît quoi que ce soit en ce qui le concerne, mais… il y avait son père ! Qu’allaient-ils découvrir de plus que ce que lui-même savait déjà ? Un mari trompant allègrement et effrontément sa maman résignée et insignifiante, un père exigeant le meilleur de son enfant tout en prenant bien soin de le rabaisser pour toute réussite, un petit chef d’entreprise ne cherchant qu’à escroquer ses clients, un mafioso même pas capable de s’imposer à sa propre bande, tout juste bon à approuver les idées les plus stupides de ses cousins…

En y repensant, Adhémar se souvient du jour de ses 16 ans ! Son père était entré sans frapper dans sa chambre, accompagné d’une belle conasse callipyge. Rayonnant, son vieux lui avait dit : « Regarde, voilà ton cadeau ! Sois un homme, mon fils ! Consomme, après, je te confierai quelques secrets… ». Le paternel était sorti, Adhémar se retrouvant seule avec la blonde platine. L’adolescent qu’il était sentit bien quelques étincelles dans le bas du ventre, mais il ressentit plus le besoin d’entamer la conversation. Au bout de quinze minutes, la belle lui racontait sa vie, autant lugubre que décourageante. Poser des questions, rebondir sur ce que les réponses apportaient, chercher à comprendre, se mettre à la place de l’autre… Par cet interrogatoire, Adhémar découvrait un véritable plaisir encore inconnu. Après une demi-heure, il savait tout d’elle ; elle, rien de lui. La splendide créature lui sourit tristement, sortit de la chambre, retrouva le père d’Adhémar : « Viens, on s’en va, ton fils est un champion… ».

Son père lui avait ensuite confié quelques secrets qu’il aurait mieux voulu ne jamais connaître. Son géniteur était encore plus minable qu’il ne l’avait jamais imaginé. C’est à ce moment-là qu’il avait décidé de devenir inspecteur de police irréprochable. Il se doutait bien qu’il ne deviendrait jamais commissaire principal : il ne faut pas rêver, être honnête ne mène nulle part.

Dix ans plus tard, le jour est venu. Dans un mois, il entre à l’Académie ! Désormais, on ne le connaîtra plus que comme « Vanulle ». Adhémar disparaît !

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